Sylvie - Vendredi 8 janvier 2021
En 2020, poussée par une force irrépressible, j’ai lu, écouté, écrit et parlé en italien. Et ma vie a changé. Et je suis devenue une autre, sono diventata una donna. Incredibile.
Je vais vous parler d’un film, de livres et de quelques personnes disparues et pourtant bien présentes qui ont joué un rôle important dans cette aventure.
Un film
J’avais commandé « Caro diario » (« Journal intime ») de Nanni Moretti sur Amazon.it.
J’avais attendu longtemps. Pendant plus d’une semaine, quand je cliquais sur « Traccia il tuo pacco », j’apprenais, désespérée, que mon DVD était dans un entrepôt aux Etats-Unis. Dans le New-Jersey.
Un jour, il est enfin arrivé.
Je me suis, alors, installée sur le canapé, avec un casque pour ne pas gêner les autres et pour leur faire comprendre qu’il était inutile de me parler.
J’ai suivi Nanni Moretti sur sa Vespa dans les rues de Rome, Nanni Moretti qui aurait tant aimé savoir danser, surtout depuis qu’il a vu Flash Dance avec Jennifer Beal, Nanni Moretti qui regarde les maisons, qui voudrait faire un film qui ne parle que de maisons, qui raconte une histoire de patissier trotkiste dans l’Italie conformiste des années 50, qui danse devant la télé dans un bar à Lipari après avoir commandé « una spremuta e un panino al pomodoro e mozzarella », qui joue au ballon tout seul, sur un terrain vague, au bord de la mer…
J’ai aimé les routes cabossées d’Italie, les terrains en friche, la mélancolie, l’absurdité et la musique… J’ai ressenti une parenté rassurante avec cet homme un peu zinzin. Je me suis sentie moins seule, comme si enfin il y avait quelqu’un qui pouvait vraiment me comprendre.
Des livres
J’ai lu « L’amica geniale », puis « La storia del nuovo cognome » et maintenant « Storia di chi fugge e di chi resta » d’Elena Ferrante. Au début cela n’a pas été facile, le texte était un peu ardu pour mon niveau en italien mais petit à petit, j’ai oublié que je lisais et j’ai vu l’histoire se dérouler sous mes yeux. J’étais à Napoli, à Ischia, sur la plage avec Lina et Elena, avec le trop charmant Nino Sarratore, avec Stefano le mari violent de Lina, avec les mamans dans les cuisines, dans les cages d’escaliers, dans les rues du quartier.
Puis, j’ai suivi Elena dans son parcours : quitter le quartier, faire des études, toujours soutenue par ses professeures, entrer à l’Ecole Normale de Pise. Tout faire pour s’adapter, pour faire oublier ses origines, pour être acceptée.
Quand elle retourne chez elle, à Noël, Elena panique. Elle a peur d’être piégée, de ne plus pouvoir partir. Cette peur, curieusement, je pensais être la seule à la ressentir…
Comme Elena, quand je retourne à Marseille chez mes parents qui n’ont pas déménagé depuis mon adolescence et qui me regardent soit comme une étrangère soit comme l’adolescente que j’étais à leurs yeux, j’ai peur que ma voiture ne démarre pas ou qu’il y ait une grève à la Sncf. Je suis obligée de me raisonner, je me dis que quoiqu’il en soit je partirai. À pied s’il le faut. Rien ne pourra m’obliger à rester, je me dis que j’ai le droit de partir, je me rappelle que je suis libre, je me le répète : tu es libre. [1]
Luisa Gemelli
Avant de vous parler de Luisa, je vous raconte deux petits événements auxquels, selon moi, elle n’est pas étrangère.
Le premier. Hier, j’ai invité une amie à manger à la maison. J’ai préparé des gnocchi, pour la première fois. Cela peut paraître stupide mais j’ai eu l’impression de savoir faire les gnocchi depuis toujours et j’ai constaté que cet enchaînement de gestes me rendait profondément heureuse.
Le deuxième. J’avais déjà ressenti quelque chose de similaire, il y a quinze ans, un matin, dans un camping d’Italie du sud. Il faisait bon, l’air sentait l’eucalyptus, je lavais énergiquement mon linge, et soudain je m’étais sentie parfaitement bien. Comme si j’étais exactement où il fallait en train de faire exactement ce qu’il fallait.
Depuis quelques années, mes ancêtres italiennes me poursuivent. À l’automne 2019, dans les Pouilles, au milieu des oliviers, j’ai compris que je ne pouvais plus les ignorer. J’étais assise dehors et fumais une cigarette en prenant conscience que le retour en France me ferait, une fois de plus souffrir. J’ai senti une présence. Luisa Gemelli était là, assise à côté de moi.
Luisa vient au monde pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, dans le sud de l’Italie. Elle se marie avec Antonio Colapinto originaire de Gioia del Colle dans les Pouilles. Une de leurs filles, Silvia (qui deviendra blanchisseuse à Marseille et mourra une semaine avant ma naissance en avril 1975) naît à Naples en 1895.
Antonio est cordonnier. Le peu qu’il gagne ne suffit pas à nourrir les enfants. Il décide de fuir cette misère. La famille s’installe d’abord dans le nord de l’Italie, à Cuneo. Pour Luisa et Antonio, c’est déjà l’étranger, ils ne parlent pas le dialecte de cette région et maîtrisent certainement très mal l’italien. Finalement, ils passent la frontière et arrivent à Marseille où naît leur dernière fille, Berthe, le 20 décembre 1902. C’est mon arrière-grand-mère.
En 1907, Luisa meurt d’une tuberculose.
Cent douze ans plus tard, dans les Pouilles, au milieu des oliviers, j’ai entrevu la souffrance de Luisa : quitter Naples à cause de la misère, s’installer en France sans parler un mot de français, souffrir du froid, tomber malade, s’apercevoir qu’elle ne reverra plus jamais son pays et qu’elle abandonne sa petite fille de cinq ans et mourir à quarante-trois ans.
Alors, pour rester en lien avec le pays de Luisa, pour apaiser sa souffrance, pour qu’il y ait toujours un peu d’Italie dans ma maison, pour qu’elle s’y sente bien, j’ai décidé d’apprendre l’italien.
Je vous rassure, si besoin : je ne vois pas Luisa « pour de vrai », je n’entends pas des voix, je ne parle pas aux esprits mais il me semble que d’une certaine manière, Luisa, Silvia et les autres sont bel et bien là. Je ne peux pas les ignorer. Leur bonheur et le mien sont inextricablement liés.
[1]J’ai avancé dans le livre. J’ai assisté au mariage d’Elena, à sa nuit de noces, à son accouchement. J’ai compati à sa solitude, sa peur de devenir moche et bête après la naissance de son bébé, son sentiment d’infériorité… Je suis rassurée et triste : nous sommes certainement des millions à avoir vécu la même histoire et pourtant nous nous sentions seules à en crever.
Monique - Lundi 4 janvier 2021
Woodstock 1969-2019
En ce matin neigeux du quatre janvier de la nouvelle année, envie de traîner, pas d’énergie, un café peut-être, non pas envie non plus. J’ouvre la boite « Images », je fais défiler et tombe sur des photos prises en mai 2019 à Woodstock.
Où sont-ils les hippies, de ce jour du 15 août 1969, qui par milliers arpentaient les rues de cette petite ville si tranquille et qui restera célèbre dans les annales de la musique et d’une nouvelle manière de vivre. Joe Cocker, Santana (que je ne me lasse pas d’écouter), Richie Havens, et tous ceux qui ont fait exploser leur réputation sur la scène devant 450 000 personnes ?
Je voulais absolument voir Woodstock, j’avais en tête et en images le Woodstock qui a marqué mon esprit à un moment de ma vie où je me cherchais entre jupe longue et chemise fleurie, amourette débutante, envie de vivre libre et rejet de tout conformisme. Peace and Love.
Il faisait chaud et beau, je n’ai trouvé qu’une place presque vide. Des boutiques d’artistes décalés y ont trouvé place, il faut bien essayer de vivre de son travail, des magasins de fringues « Vintage Clothing », made in China, Asia et autres Indonésie, des guitares, batteries, mais pas d’accordéon, des bijouteries artisanales, des restaurants, des Coffee Shop, des Bed & Breadfast et autres qui ont pu et su tirer profit de cette ambiance dont leurs clients sont nostalgiques.
Il faut bien satisfaire une clientèle vieillissante qui se souvient de ses jeunes années, qui porte sur ses frêles épaules et ses corps déformés, une garde-robe Vintage, achetée hors de prix dans les boutiques « bo-bo » branchées des capitales du monde, et qui cherche ici celle qui lui laissera un souvenir de plus, et lui, qui traîne ses santiag éculés en raison de son âge qui ne lui permet plus de soulever correctement ses pieds.
Des motards, tout de nor vêtus, sauf le bandana de couleur et cheveux au vent, font pétarader leur Harley Davidson.
La boutique « Dog Woodstock » sur la place, attire une clientèle féminine qui susurre à son chien qu’il sera-beau-dans-ce-beau-manteau-qu’il-n’aura-pas-froid-cet-hiver-et-puis-ces-chaussures-qu’elles-sont-amusantes, tandis qu’il renifle, museau au sol, les effluves de ses congénères, tire sur la laisse jusqu’à ce que Madame le prenne dans les bras pour aller choisir, pourquoi pas les nouvelles bottines à brides ou le nouveau manteau imperméable et chaud, rose à fleurs pour Toutoune et beige uni pour Toutou, une garde-robe sexuée. Pourquoi pas une nouvelle laisse avec des incrustations de pierres, pourquoi pas une gamelle où il est écrit « Hungry », au cas où sa maîtresse aurait oublié de le servir à temps ? Heureusement que le ridicule ne tue pas !
Monique
Rachel - Lundi 28 décembre 2020
M'échoit le redoutable privilège de clore avec ma carte blanche une année fatidique. Le hasard me direz-vous ? Bien sûr que non ! Un génie invisible voulant que les choses soient en ordre a décidé que pour terminer les cartes blanches de cette année singulière, la plus ancienne d'entre nous ferait très bien l'affaire. COVID et l'âge aidant, elle serait seule chez elle, contente d'avoir quelque chose à faire pour occuper son Noël ! Ce génie évidemment me connaît mal mais de son point de vue c'était logique. La plus jeune reprendrait ensuite le flambeau entamant avec les vœux de nouvel an un nouveau chapitre des cartes blanches plein d'espérance. L'ordre était respecté, le génie bouclait son affaire.
Hélas je constate chaque jour à mon grand regret que j'ai beaucoup de mal à écrire sur commande, il me faut la plupart du temps une inspiration subite. Inutile de vous dire qu'entre crèche, plantations, cavalcade dans les librairies enfin ouvertes, cuisine... surgissait par instant dans mes pensées une carte culpabilisante plus blanche que blanche m'obligeant à cogiter sur le sujet qui pourrait tout à la fois m'inspirer et vous intéresser.
J'ai d'abord songé que je pourrais reprendre chacun des sujets que vous avez abordés tout au long de cette année atypique en les liant savamment entre eux. C'était, je trouve, une assez bonne idée.
J'aurais commencé par vous conter l'histoire d'une princesse la plus maline qui soit se déguisant en citrouille pour tromper son monde. J'aurais enchaîné avec une balade contée à une petite fille par sa grand'mère au pays des souvenirs, là où sur des canaux embrumés rôdent les elfes mystérieux. Emportée par le lyrisme, je me serais brusquement interrompue devant le surgissement des quatre cavaliers de l'apocalypse, annonciateurs de catastrophes, quittant la profondeur des abysses pour accoster sur nos rivages. Pour calmer votre effroi, j'aurais fait une pause dans un lieu insolite, une vieille rame de métro désaffectée transformée en salon de poésie. Là, tout en sirotant un thé au gingembre avec des biscuits parfumés à la cardamome verte, je me serais laissée aller, grisée par les mots, à une réflexion sur l'intérêt de la récupération dans la création d'une œuvre d'art. Alanguie dans mes rêveries, j'aurais fait un retour dans le passé sur le féminisme des suffragettes et remontant jusqu'à "me too" je me serais attardée sur les années 1970, chères à mon cœur. Puis lassée de ces divagations, légèrement critique, je me serais lancée à corps perdu dans une avalanche de mots masquant mal l'amertume de l'espoir déçu. Vous sentant embarqués jusqu'à la suffocation dans une saine colère, je vous aurais, par une transition habile, conduits vers une parenthèse enchantée au pays chaud et sensuel de mes ancêtres, glissant dans les contrées les plus lointaines de ma mémoire, pour vous faire partager la splendeur d'Al Andalous. Chauffés à blanc, le soir venu, je vous aurais entraînés hardiment sur un sujet classé X, vous dévoilant avec bonheur et humour toutes les ruses du sexe, quel que soit son genre, pour parvenir à ses fins. Au réveil, dégrisée, j'aurais demandé aux plus anciens d'entre nous, j'en demande pardon aux autres, de se souvenir de la splendeur de l'AUBRAC, de l'amitié, du partage, de la consolation quand l'une de nous est dans la peine...
Quel moyen meilleur ensuite pour vous faire reprendre courage que de vous emmener fêter dignement les morts autour d'une table où les tourtons le disputent aux pizzas, quelque part dans un pays où la nuit rôdent, moins oublieux des morts que les humains, des loups qui hurlent à la lune. Cela ne suffisant pas, qu'à cela ne tienne, je vous aurais embarqués sur les chemins de l'imaginaire et du surréalisme en vous convainquant avec force détails que ce que vous voyez n'est pas exactement ce que vous voyez n'en déplaisent à vos deux yeux et, ma connaissance en ce domaine étant imbattable, je vous aurais convaincus de faire appel à votre troisième œil pour découvrir enfin ce qu'il en est du réel à ne pas confondre avec la réalité ; une pipe comme chacun sait n'étant pas une pipe. Las, sentant avec tristesse que certains d'entre vous sont en train de décrocher, j'aurais abandonné ces régions par trop inquiétantes et tel le funambule sur son fil recherchant constamment l'équilibre j'aurais eu à cœur de rétablir l'harmonie entre nous et j'aurais réussi à nous rassembler par la force des mots qui sont notre ciment. Ces mots que nous ne cessons d'agencer, d'interpeller, traquer, ces mots qui perdurent, s'accroissent, résistent, se métamorphosent, trouvant toujours de nouveaux supports de nouvelles langues, de nouveaux moyens pour dire sur la page blanche ou sur l'écran blanc ce qu'ils ont à dire de nous que nous ignorons d'eux, ces derniers ne sont pas de vous ni de moi mais ils sont si vrais que je ne résiste pas au désir de me les approprier et de vous les rappeler.
Bref ! je me fus arrangée avec vos mots pour écrire ma carte blanche. Mais je sens bien que ce n'est pas ce que vous attendez. Je peux bien l'avouer, moi-même j'aurais eu la vague impression de me défausser pour ne pas avoir abordé ce que suggère cet exercice et la place qui m'a été attribuée dans la succession de ces cartes blanches. Je veux dire la place non pas de l'ancêtre mais de l'ancien comme l'on dit aujourd'hui pour ne pas prononcer ce mot devenu gros dans notre civilisation occidentale, de vieux ou de vieille. Avez-vous remarqué à propos de ce mot que l'on dit plus souvent un "vieux beau" qu'une "vieille belle", une "vieille bique" plutôt qu'un "vieux bouc" que l'on remplace avantageusement par un attendrissant "vieux fou". C'en est trop, je laisse de côté "vieille folle", saisissez la nuance ! Ayant atteint cette contrée de l'âge, il m'a semblé intéressant de creuser pour mon propre compte ce que je pense de la vieillesse.
Je me lance sur le sujet. On va bien voir ce que ça donne et pour commencer comme nous sommes en période de fête, je positive.
Le plus intéressant dans la vieillesse, c'est d'en faire l'expérience. Cela permet de reconsidérer tout ce que l'on a entendu sur elle et tout ce que l'on en a pensé soi-même avant d'y arriver, quand on a cette chance, ce qui vous en conviendrez n'est pas donné à tout le monde. L'injustice est inhérente à la condition humaine.
A quel moment est-on vieille ? J'emploie délibérément le féminin tant il m'est impossible sur ce sujet de mettre les genres dans le même sac. N'en déplaise à ceux qui veulent qu'une femme soit un homme comme les autres ce n'est pas mon credo. Je ne dirai d'ailleurs pas davantage qu'une femme vaut deux hommes et même plus... je tiens à l'égalité. Déclinez cela comme vous l'entendez vous-même, pour moi je persiste et signe : le rapport au monde des hommes et des femmes n'est pas le même et ne le sera probablement jamais. FREUD lui-même disait que ce qui étonnerait le plus un extraterrestre débarquant sur la terre serait de constater qu'il y a deux sexes... il est vrai que lui-même n'avait réussi à n'en connaître qu'un ! Ce qui nous laisse le champ libre.
Comme en bien des matières, on le sent, la difficulté c'est de s'entendre sur les mots. Nous avons pu le constater dans cette année particulière où les vieux ont été tristement à l'honneur. Le virus ayant choisi dans les premiers temps de cibler cette tranche d'âge, elle a été fixée à la louche à partir de soixante cinq ans. Cet âge rassurait tous les actifs aux manettes qui ne connaissent que les mathématiques. Avec le temps il a bien fallu déchanter, le COVID n'était pas aussi innocent qu'on l'avait cru, il cultive de surcroît l'art de la métamorphose. Les vieux qui n'en demandaient pas tant, ont occupé à leur corps défendant (les mots parfois disent exactement ce qu'ils veulent dire) le devant de la scène. Ce que j'ai observé personnellement, c'est que ce terme de vieillesse par rapport au COVID valait plus pour le corps que pour l'esprit. Le corps vieillit, le cœur, l'esprit et l'âme ne suivent pas le même rythme. Et comme si ce n'était pas déjà assez compliqué alors que le corps suit à peu près la même évolution pour tout le monde, il n'en va pas du tout de même pour les trois autres termes qui s'inscriraient volontiers dans un temps plus long pour ne pas dire éternel, différent pour chacun d'entre nous. C'est bien en cela que réside le problème de la vieillesse.
Pour ce qui me concerne le coup de la jambe qui ne veut plus mettre un pied devant l'autre m'avait déjà, il y a quelques années, attaqué le moral ; prothèse invisible aidant, je m'en étais remise, et pour faire la nique à ma jambe, je m'étais acheté des souliers à talons hauts. Cela m'avait donné l'occasion de constater, vanité des vanités, que je pouvais encore tenir ma place sur le marché de la séduction. On s'était bien gardé de m'en informer, le sexe atteignant soi-disant un âge limite au-delà duquel votre ticket n'est plus valable, faribole ! Au moins pour les femmes, croyez-moi sur parole j'en ai plus d'une preuve !
Hélas le ciel tombé sur ma tête ou plutôt sur mon sein l'année dernière a douché mes illusions de séductrice impénitente, et bien que je n'aie pas dit mon dernier mot, j'ai découvert que j'avais dépassé de peu mais dépassé quand même l'âge moyen de l'être femme. J'étais hors champ, hors d'âge, (Ce terme n'étant valorisant que pour les bonnes bouteilles !) ne faisant plus partie d'aucune statistique ; sauf à l'état civil, je n'apparaissais plus nulle part, j'étais une sorte d'électron libre dévissant sur la mauvaise pente. A ce stade, force m'a été d'admettre que j'étais bel et bien une vieille personne. J'aime assez cette expression je la trouve "classe" mieux que vieille dame qui sent la bourgeoise à plein nez. Ce n'était au fond pas si mal, sauf qu'avec le virus c'est devenu subitement " Prends garde à toi ".
Pour ne rien vous cacher, il y a eu dans ma vie d'autres péripéties que celles décrites ci-dessus et même d'autres épidémies, pourtant jamais personne avant la pandémie de deux mille vingt n'avait employé aussi souvent envers moi ces mots pleins de sollicitude : prends soin de toi. Dans la zone grise où je suis maintenant située, je devais donc enfin prendre soin de moi et pour faire bonne mesure, me garer des voitures, rester en sécurité, au mieux dans la cuisine pour manger ma part de bûche le soir de Noël. Rassurez-vous, je vis seule, j'ai pu rester dans le salon et manger tous les courabiers ! Ce mot de SECURITE n'entrait pas moins avec fracas dans le vocabulaire concernant essentiellement les personnes de mon âge.
C'est fou comme une simple remarque, un simple mot, peut amener à réfléchir. Ce mot de sécurité associé au vocabulaire guerrier employé pour tenter de maîtriser l'assaillant invisible qui nous attaquait en traître m'a renvoyée implacablement à la période de ma vie où j'apprenais le monde. Voilà, me suis-je dit, c'est sans doute cela retomber en enfance, sauf que là encore les mots ne disent pas exactement la chose. On ne retombe pas en enfance, elle se rappelle simplement à vous auréolée d'un halo de brume mémorielle et ne surgissent, pour s'en tenir aux mots, que ceux entrés en force à cet âge premier dans votre langue personnelle.
J'ai découvert le monde en temps de guerre, la vraie, celle où il ne suffit pas de se mettre un masque sur le nez et se laver les mains pour échapper à l'ennemi. L'insécurité n'était pas un mot mais une chose qui vous entourait de toutes part, une chose dont vous ne saviez pas qu'elle entrait dans votre corps pour ne plus jamais vous lâcher. Cette chose je la voyais parfois sur le visage de ma mère sans savoir la nommer et cela me vrillait le corps, alors elle s'appelait la peur. Sécurité n'existait tout bonnement pas. Mon père était juif caché, ma mère travaillait et moi j'étais loin d'eux réfugiée à la campagne. On ne s'occupait pas beaucoup de moi. En ce temps là les enfants ne participaient pas au monde des adultes ni à leurs conversations, j'étais curieuse je les écoutais. J'aimais les mots passionnément, je lisais éperdument. Il y avait des mots magiques qui donnaient aux grandes personnes des airs de contentement. Ils ont fait le pendant à l'insécurité, ils sont entrés dans mon être pour toujours. LIBERTE et AMOUR sont de ceux-là.
Je vous avais bien dit que je vous parlerais un jour de ces deux mots. Dans toutes les circonstances importantes de ma vie, j'ai essayé de ne pas les trahir. Cela m'a emmenée loin, très loin là où rien ne me prédisposait à aller. Je les ai poussés dans leurs moindres retranchements et ce ne fut pas toujours facile de leur être fidèle mais à partir du moment où j'ai voulu qu'ils soient ce qui devait guider ma vie, ils ont été une boussole qui m'a indiqué le chemin. Dans mes doutes et mes hésitations c'est avec eux que je fais le point. Ils ont toujours fini par l'emporter et malgré les échecs inévitables, je ne regrette pas de les avoir choisis comme guides.
J'écris cela en raison de mon âge, celui où ne reste plus à faire pour les autres, rien d'autre que de transmettre ce que je sais qui peut aider même aux plus mauvais jours. Et si nous venons au monde pour réparer le monde, alors les mots d'AMOUR et de LIBERTE me semblent indispensables, je vous les offre pour vous aider à contrer la peur et la haine dans le monde qui vient.
Avec eux mes meilleurs vœux vous accompagnent.
Rachel
Mireille - Lundi 7 décembre 2020
Pages de journal
Aujourd'hui comme presque tous les jours, je suis là, pour un moment, devant mon ordinateur.
Je suis une composante de cette sphère qui s'est donné pour nom Terre de lecteurs. Or, c'est quand même curieux, ce qui nous relie en cette période, grosso modo c'est un peu d'électricité et quelques milligrammes de métaux rares sertis dans nos machines.
Là, j'ai une mission à remplir et sauf pour rectifier mes fautes d'orthographe et mes erreurs de saisie, je ne dois pas être lectrice. Car c'est "ma" semaine, j'ai page blanche, quoiqu'il n'y ait pas de page, je peux écrire tout ce que je veux, mais sans encre ni papier. Juste par le jeu des doigts qui galopent sur le clavier. Son métal est froid. Large étendue de galets noirs, les doigts sautent de l'un à l'autre et partent en exploration. Pour un peu, ma liberté m'étourdirait et même, elle me gênerait, tant c'est facile de se laisser aller à l'habitude des contraintes. Mais j'ai à nourrir l'appétit de lecture de mes semblables.
Alors j'aimerais que cette fois -sans feuille, sans encre, sans stylo- nous explorions par quelques expériences bien senties ce qu'est la chose écrite et quels usages nous pouvons en faire.
Il faut d'abord préciser qu'en cette période de pandémie, distancier pour assurer la survie, ça a commencé pour moi par éloigner le poste de télé, la radio, les journaux.
Au début de l'année, une sorte d'espoir niais, dû à ce nombre particulier, 2-0-2-0, m'a fait suivre assez régulièrement les nouvelles, attendant… -je ne sais quoi. Qu'un inventeur trouve la formule pour faire marcher les voitures au jus de pastèque ? Que les dieux du ciel, de la mer et des enfers réunis en visioconférence interdisent définitivement à leurs idolâtres l'usage de toute violence ? Que tous les gars de la politique et de la finance posent leurs appareils à touitts et se donnent la main pour faire une ronde autour du monde ? Que, passé sain et sauf à travers notre trou d'ozone et notre rideau de pluies acides, un sage extra-terrestre descende enfin remettre la planète en ordre ?
Rien de tout ça dans mes lectures de la presse. Un peu décevant, quand même, je trouve.
De toutes façons, vu qu'on est tous perméables, les nouvelles me parviennent infusées d'une manière ou d'une autre, alors la prise de distance avec les journaux s'est faite presque naturellement.
Maintenant, quand ils arrivent chez nous, transporteurs clandestins d'infimes monstres suspects, on les colle en chambre d'isolation, pendant, oh pas quarante jours, mais disons une petite quinzaine. Le temps que les intrus, s'il y en a qui se sont laissé glisser entre les pages, se dessèchent et finissent par y mourir de faim.
La découverte majeure de ce mode d'emploi ? ça donne un relief très intéressant à l'actualité, quand on se met enfin à la lire. Un peu comme quand, une fois arrivé sur une montagne ou au passage d'un col, on se pose pour regarder de loin ce à quoi on a réchappé, le dur paysage qu'on a réussi à traverser avec plus ou moins de difficulté.
On peut en déduire ceci : l'avantage avec ce produit, c'est que plus on dépasse sa supposée date limite de consommation (DLC), moins on risque l'intox. Paradoxal, peut-être, mais vécu.
Voilà, le contexte est donné. Passons aux expériences elles-mêmes.
Le matériau
Ce matin, il fallait refaire les stocks de pain et de beurre, produits de première nécessité sans lesquels on ne va pas tenir longtemps dans la tanière. Correcteur blanc sur attestation de sortie, élastiques du masque derrière les oreilles, bleu marial sur le nez, c'est bon, j'y vais.
Mince ! les dernières annonces météo que j'avais regardées datent de trois semaines, je n'avais pas prévu le rideau d'averse barrant la colline d'où je descends. Pour rentrer, je traverse à gué l'avenue. Pendant que je remonte, l'eau descend en courant, jusque dans mes pieds. Une fois de retour à la maison, qu'est-ce que j'en fais de ces souliers qui dégoulinent ?
De vieux numéros du Canard enchaîné stockés sur l'escalier attendent de passer à la poubelle papier. Juste ce qu'il me faut.
Je roule une feuille en boule et la fourre dans la chaussure gauche. Il a bien fallu qu'il assèche la semelle spongieuse, ce dessin qui nous a fait rigoler au printemps quand les premiers paquets de masques sont apparus sur les rayons des supermarchés : devant une gondole de boîtes à l'aspect indéfinissable, un pépé un peu à la ramasse, un peu bigleux peut-être, se risque à dire à sa mémé : "On en prend une aux anchois et une au chorizo ?". Elle : "Imbécile, tu ne vois pas que ce sont des masques ?"
Une autre feuille. Là, c'est un bijoutier, il vient de se faire cambrioler, il se plaint : "Le pire, monsieur l'agent, c'est que ces voyous étaient masqués !" "Encore heureux !" s'exclame le représentant de la force de l'ordre. Oh, le bijoutier et la force de l'ordre roulent maintenant l'un contre l'autre, soudés dans un magma humide au fond de la chaussure droite.
Il y a quelques années, quand je montrais à mon ado de fiston à faire comme ça avec ses tennis en toile, il me jetait un long regard apitoyé. "M'man ! Du papier journal ! Sérieux... c'est pas classe, ça !". C'est pas classe, mais ça marche. Alors ? Alors maintenant, j'ai bien vu la dernière fois qu'on s'est rencontrés (ça commence à dater malheureusement, vu qu'on est chacun coincé dans un pays différent), les bons gestes se sont transmis, il fait pareil..., enfin quand il a du journal. Parce que la presse, à cette heure, il doit plutôt la lire sur écran -question survie, il m'en remontre.
Pendant que j'isole les journaux tout frais, un peu mouillés et encore toxiques ramenés tout à l'heure (je n'ai quand même pas pu m'en empêcher), que je couche le pain dans son berceau d'osier et le beurre au frigo, voilà que ça me revient...
Là, c'est quand j'avais six ans. Donc une grande. Donc on m'envoyait faire les courses (déjà !) parce que maman s'occupait des petits frères et de tout le reste. Souvent, j'allais pour le lait ou pour une douzaine d'oeufs. Les oeufs, l'épicière du village les alignait trois par trois sur le comptoir, roulait chaque rangée de trois dans un quart de feuille du Dauphiné Libéré et le tout dans une demi-feuille. Elle les vendait treize à la douzaine. Mais ça alors ! comment elle le mettait, ce treizième œuf ? impossible de me souvenir. D'ailleurs, comment ferait-on maintenant avec les boîtes en carton ou en polystyrène à 12 cases ?
Les jours de marché sur la place du village, pareil. Pas de sac en plastique marqué "ne pas jeter dans la nature", ni même en papier brun suggérant "et si la prochaine fois vous utilisiez un contenant réutilisable ?". Ces ongles noirs de terre, ces mains courageuses et rugueuses qui nous tendaient la botte de carottes, les kilos de patates, les noix, les plants de salade, les emmaillotaient eux aussi dans des bouts de Dauphiné Libéré….
Soit dit en passant, aujourd'hui Le Midi libre, édition de Nîmes autant que de Montpellier -on n'est pas sectaires-, ça fait toujours très bien au fond des cageots de pommes reinettes qu'on ramène en octobre des Cévennes et qui durent une bonne partie de l'hiver.
Bref, à l'époque, une fois de retour à la maison, on pouvait encore trier les légumes dessus et moi, je pouvais commencer à y "lire mes lettres" et même des phrases à travers les épluchures. Ensuite, ces feuilles froissées allumaient du feu dans le poële à fenêtre de mica ou bien au jardin. Au jardin où chaque fois que nous descendions, une pie familière, consciente que nous avions besoin de sa compagnie et elle de nos bons offices, nous rejoignait, se perchait sur le rebord de notre seau pendant que j'aidais à arroser les radis vingt-et-un-jours et discutait avec nous de choses et d'autres.
Combien sont parties en fumée, de ces images en noir et blanc sur les travaux du futur barrage à Serre-Ponçon, de ces petites nouvelles sur la vie de notre vallée, celles du sanatorium (à l'école on venait de nous faire la cuti, on l'avait tous positive d'emblée), sur l'arrivée du nouveau curé, celui qui m'énervait parce qu'il me taquinait bêtement, sur le passage des moutons qui traversaient le village à chaque printemps, et puis les annonces de la foire d'automne, les chemins des hameaux déblayés lors des corvées de neige, la naissance de la station de ski à Orcières-Merlette -qui s'est appelé comme ça parce que celle qui vendait ses terrains par là-haut c'était madame Merle- avec les photos des premiers chalets arrimés à la pente sur leurs gambettes toutes maigres en pin et béton, après on a pu voir leurs glissades lors des coulées de boue, et puis surtout je contemplais les réclames pour les tablettes de chocolat Cémoi ("comment ça, c'est toi ?" me disait immanquablement l'épicière chaque fois que je lui en demandais une en posant ma pièce de cinq francs sur le comptoir de bois).
Un peu plus délicat à évoquer mais, les salles de rédaction autant les labos scientifiques le savent tous, quand on a la chance de tenir un sujet, on y va à fond : j'ai encore le souvenir de feuilles qu'on coupait en rectangles, on les pendait au crochet de fer tournicoté dans le cabanon, oui le cabanon à l'endroit le plus discret du jardin, où ça servait encore une fois. Ça, je ne l'ai pas connu pendant mes années de jeune montagnarde parce qu'on avait la chance d'habiter en plein milieu du village au deuxième étage d'une maison assez moderne pour l'époque, où on pouvait déjà se servir d'une sorte de papier bible, de minces feuilles beige pliées en blocs. Ce n'est que plusieurs années après, alors petite banlieusarde, expédiée pour des grandes vacances dans le Berry, que j'ai dû expérimenter le système. Entre nous soit dit, je n'aimais pas ça. L'odeur lourde, le bourdonnement des mouches, les planches disjointes surtout. Et puis là, c'était des morceaux de Nous deux et de La Veillée des chaumières, du papier un peu raide, un peu glacé à cause des photos, pas génial pour cet usage. Je les préférais de beaucoup sous forme de numéros entiers. Je passais des après-midis à y lire les feuilletons, en douce, cachée dans le grenier. Le noir des images bavait un peu mais ces histoires sentimentales entre riches et pauvres, j'avais douze ans, ça me faisait tout drôle. Dire qu'après, elles partaient prendre du service au fond du jardin...
Entre temps, il y avait d'autres vacances, en Haute-Marne, chez ma cousine. On était quatre clampins bourrés d'impétigo, montés sur bicyclettes, armés de cannes à pêche. À la fin de nos vadrouilles, en ramenant dans des seaux accrochés aux guidons la friture et les mûres du dîner, on ne pouvait pas s'empêcher de prendre des bains dans les abreuvoirs ou de faire de la bascule dans les tanks à eau. Ma cousine n'a jamais été à court d'idées. Mon frère ni moi non plus d'ailleurs. Mais nous, nous étions invités, on ne se serait pas permis de nous corriger. Tandis que pour elle, le martinet était toujours prêt. Son pépé, le Pagé, le gardait accroché près de la porte de la grange. Ce martinet, on le voyait tous les jours, en passant et repassant, nimbé de la poussière dorée qui voletait autour des bottes de paille. Ma cousine est une fille débrouillarde, très intelligente. Quand la punition allait tomber, on se planquait vite. Evidemment on n'avait pas de costume d'Ivanhoé ou de Robin des Bois, encore moins de cotte de mailles, de pourpoint en carton-cuir bouilli. Il y avait mieux et plus discret. Je l'aidais à se barder les reins, la taille, le dos. Des fois, c'était Le Journal de la Haute-Marne, d'autres fois La Croix, ce qui nous tombait sous la main. La ceinture de la jupe ou du short retenait les couches épaisses de papier. Alors, protégée par la photo de "mon Général" et de tante Yvonne en séjour à Colombey-les-deux-Eglises, un peu raidie mais impassible, la cousine avançait vers son destin avec la tranquille assurance des premières martyres chrétiennes. Calée contre sa chemisette, l'effigie de De Gaulle, à la fois héros et voisin, la sauverait encore une fois. Et Pagé, coriace rescapé de Verdun où il avait laissé un œil et la pommette adjacente, décrochait le martinet. Il avait bien dû détecter l'astuce, tout de même ? Ça, il n'en a jamais franchement convenu. Mais pour prendre un soin pareil à l'éducation de sa petite-fille, c'est qu'il l'aimait beaucoup, évidemment.
Après notre départ des Alpes, une fois émigrés en région parisienne, mes parents avaient trouvé quelqu'un pour aider maman qui, malgré ses dix bras, ses cinq têtes et toute sa détermination, avait encore de l'ouvrage à onze heures du soir passées, sans parler des fréquentes nuits de garde. La brave femme qui venait avait été habituée au rythme des chaînes d'usine mais c'est chez nous qu'elle a gagné son paradis, elle était là presque tous les jours, requise pour tartiner à la file dix tranches de pain à chacun de mes ogres de frères réclamant leur quatre-heures pendant que, derrière elle, je m'acharnais à tirer sur le noeud de son cordon de tablier, juste pour le voir tomber. Fallait y résister.
Quant aux jours de pluie, alors là, elle se surpassait. Pour qu'on arrête de se battre à propos de tout et de rien, elle poussait d'abord une bonne gueulante, avec son accent banlieusard qui nous dépaysait parce que nous, on disait par exemple qu'on "buvé du lé", on ne parlait pas encore pointu. Après, elle nous installait dans la chambre à déchirer en minces bandes des pages du Parisien libéré qu'elle apportait de temps en temps de chez elle pour allumer la chaudière ou de L'Humanité, qu'un ami vendait tous les dimanches de porte en porte, dans les HLM voisines. Pendant ce temps, sur le réchaud de la cuisine, elle versait un peu de farine dans un peu d'eau. Elle touillait et au bout d'un moment, elle nous portait la pâte chaude et un gros pinceau. On prenait l'attirail ramené de nos premières vacances d'enfants de la ville, celles à Lacanau-Océan (à la montagne, on ne connaissait pas cette sorte de transhumance, puisqu'on y était en plein, dans la nature). On prenait donc les moules à sable en forme de barques, de coquillages, d'étoiles de mer. On allongeait des bandes de papier dedans. Une bonne couche de papiers, une couche de colle, papiers, colle... On défaisait pour faire et, quand j'y repense, c'est étrange le sort que nous réservions à toutes ces colonnes commentant d'une façon ou d'une autre les violences de l'époque, les attentats, l'OAS, quand la bombe avait éclaté à la mairie et qu'au matin on avait découvert des inscriptions dégoulinantes sur ses murs, à cinquante mètres de la maison, suite à quoi notre maman aux dix bras renâclait sans cesse à nous laisser sortir. Il y était aussi question des colonies de vacances de la ville avec les photos des petits colons, du démantèlement des maraîchages, le long de l'ancien Pavé d'Amiens, des fondations posées pour les futures barres d'immeubles de Stains, de l'installation du foyer Sonacotra sur l'avenue menant à Saint-Denis… Bien sûr, on se battait pour avoir le pinceau. Après, on mettait tout ça à sécher sur le radiateur. Plus tard, on démoulait, un coup de gouache, un coup de vernis dérobé dans l'établi. Et voilà.
Non seulement il pleuvait grisaille sur cette foutue banlieue nord mais les hivers, on se pelait carrément. Auparavant, à la montagne, je n'avais jamais ressenti le froid, même si les boots de neige, on ne savait pas ce que c'était, pas même quand on faisait de la luge jusqu'à la tombée du jour, assis sur les plaques de cartons que nous ramenait la fillette de l'hôtelier.
Par tous les temps qui noircissaient les rues de banlieue, notre brave commère venait de chez elle à pied. Quand il neigeait et que les trottoirs se verglaçaient, elle doublait la semelle intérieure de ses chaussures avec des épaisseurs du même Parisien libéré, taillées aux bonnes dimensions, elle tortillait des chiffons à l'extérieur. Emmitouflée jusqu'aux yeux dans un gros châle, en route ! Pas d'engelures, pas de glissades. Juste du style. Et à l'arrivée, quelques glaçons dans son indéfrisable qu'elle secouait en riant.
Hélas, malgré les ambitions de mes huit ans où j'affirmais avec aplomb : "moi plus tard, je serai ménageuse", je n'ai pas réussi à suivre son exemple. Passons avec discrétion sur mes dons de fée du logis. Mais j'ai quand même un beau reste : si je m'aventure à faire du repassage et que je roussis un peu trop le linge avec le fer, ce qui noircit sa semelle, je sais très bien l'enduire d'un bout de bougie puis l'essuyer sur des épaisseurs de papier journal. Pour ça, Le Monde est absolument parfait. On plie la page des mots croisés (qu'on a depuis longtemps réussi à faire, bien sûr) contre les pages culturelles. Quand ça s'est bien ciré de noir, on déplie, on replie à l'inverse, ainsi de suite jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de trace de brûlé du tout.
Et puis, pendant le premier printemps de confinement national, fait notable et courageux (je rappelle que j'avais alors un poignet sous attelle), j'ai essayé de nettoyer deux ou trois meubles veloutés par des années de poussière. Du coup, en remuant une vieille armoire, je lui ai découvert des feuilles jaunies de L'Écho des Cévennes collées à même le dos. Elles étaient là pour boucher les fentes entre les planches de châtaignier tout juste dégrossies. Dans le coffre qui oscille sur trois pattes, pareil. C'est moins joli que les tissus qu'on tendait à l'intérieur des buffets anciens mais sur ces pages cassantes, on pouvait encore lire des faits divers, une réclame des années 30 pour les bas Lys, une autre pour l'Eau des Carmes, quelques lignes sur le chemin de fer qui partait de Nîmes, un avis comme quoi l'ex-Mme X. née Y. (séparée ou divorcée ?) refusait de reconnaître les dettes faites par le peu reluisant M. X.
C'est aussi à ce moment-là que j'ai retrouvé des tas de vieux papiers de famille, des lettres, des carnets, des photos... Ça, j'en ai déjà parlé.
De ce remue-ménage, il est resté dans un coin un paquet enveloppé d'un bout de drap blanc, lourd, avec "Fragile" marqué dessus.
Je l'ai dépiauté. Des cadres. Mais leur verre est fêlé, c'est dangereux. Alors, j'ôte la bande de papier gommé puis, un à un, les clous rouillés qui retiennent le dos en carton et le carton lui-même. Et là, je tombe encore sur une couche épaisse de papier journal. Cette fois c'est Le Petit Provençal, mis à contribution plus de quatre-vingt ans en arrière. Pépé ne connaissait pas les caisses américaines, de toutes façons il n'aurait pas pu en offrir à l'image de ses parents. Mais la menuiserie, ça, c'était son truc. C'est lui qui avait fabriqué les cadres, protégé de l'humidité les photos de son père et de sa mère, mis le carton, cloué les pointes, posé le papier gommé.
Voilà comment, débarrassé de la vitre salie, du carton plein de poussière, je découvre le portrait intact des arrière-grands-parents, des agrandissements faits par un photographe de Marseille. Des blancs, des gris, des noirs denses et profonds. Au centre d'un ovale aux bords flous, leur visage très net, presque grandeur nature, les bacchantes du père, tisserand, la coiffe impeccable de la mère, ses traits fins de fille des Charentes, l'air digne, presque sévère, et bon. À les contempler, épatée, je m'aperçois que j'ai oublié cette fois de lire les quelques articles et les entrefilets. Ils attendaient pourtant depuis si longtemps qu'on redécouvre leur actualité. C'est du gâchis…
De ces flâneries à travers les journaux, ceux d'avant, ceux d'aujourd'hui, j'ai l'idée que, même si une encre trop souvent porteuse de nouvelles laides les a noircis, les noircit toujours, leur matière même a été et demeure précieuse, utilisable jusqu'à l'usure, utile même au-delà, jusque dans sa destruction complète.
Outre le contenu, le sens de la chose écrite, allant de l'un à l'autre d'entre nous, il y a cette matière incroyable dont je ne peux me passer, son corps humble, son être, les fibres tendres qui le constituent, les pigments dont on lui tatoue l'épiderme au crayon, au stylo, au pinceau, à l'imprimante, son odeur, jeune ou vieille, le contact de sa peau sèche ou soyeuse, rugueuse, épaisse, translucide, souple, cassante, lisse, grumeleuse, lustrée ou mate, réfléchissant la lumière ou l'absorbant.
La forme et l'objet
En ce moment je lis Noé que mon amie d'enfance m'a offert dans le Champsaur -je lui avais rendu visite avant le confinement, comme on l'aura compris des Pages bleues d'octobre. Et le hasard -qui n'existe pas- fait que j'en arrive pile, aujourd'hui, maintenant, à l'instant, à l'un de ces passages de délices, mais autant dire que des délices, il y en a à tous les paragraphes.
Pour faire court, Noé, c'est Giono. Tout au long du livre, il parle de lui et de ses rencontres avec la nature, la ville, avec les autres, êtres réels ou imaginés. Une sorte de journal de vie intérieure, qui foisonne et irrigue toute sa carcasse : il absorbe par tous les sens ce qui l'environne et alors, sous nos yeux, il restitue la création en train de se faire. L'Arche, c'est son être peuplé de tous les autres et de toutes les expériences.
Jean Giono n'y parle pas exactement de ce dont je bavarde depuis le début à perdre haleine. Pourtant, il y a convergence dans une sorte de familiarité que nous entretenons avec la chose écrite. Je tombe sur cette page, j'en suis éblouie et je cesse de babiller parce que ce qui va suivre et terminer cette "page blanche" est beaucoup, beaucoup plus important.
Voici :
Giono fait quelques mois de prison au fort St Nicolas à Marseille en 1939 et, après "une réclusion complète de vingt jours sans lumière", on le transfère dans une cellule avec les "droits communs". Je coupe un peu par ci par là -notre conteur a la parole immensément généreuse-, mais il dit textuellement :
"J'ai passé dans cette prison les plus belles heures de ma vie (…).
J'avais cependant remarqué quelque chose. Je souffrais d'être privé de lecture. Je me disais : ce ne sont ni les histoires ni les récits qui te manquent ; depuis vingt jours tu t'es raconté plus d'histoires qu'il n'y en a dans les mille nuits arabes. Il était malgré tout incontestable que le manque de lecture me faisait souffrir. Ce devait être une chose connue de ceux qui avaient plus l'habitude que moi de la réclusion car j'étais à peine enfermé dans ma nouvelle cellule que je m'entendis appeler à voix basse par mon nom, et d'une cellule voisine, on me demanda si je ne voulais pas un livre (…) Je lui demandais ce que c'était. Il me dit : "C'est un truc d'Alexandre Dumas" (…). Je pus faire glisser vers moi le livre (…) et, au moment de la ronde de dix heures, tout était parfaitement en ordre et chacun chez soi en train de dormir, ou de faire semblant.
Il n'était naturellement pas question de lire dans cette obscurité rouge. Mais je m'aperçus avec stupéfaction que mon appétit se satisfaisait. Le poids, la forme du livre donnaient à mes mains un plaisir magnifique et déjà très suffisant pour l'instant. J'étais déjà bien calmé quand au matin on nous fit sortir dans la cour, aux premières lueurs de l'aube.
C'était une aube admirable, à peine un peu citronnée de froid. Au-dessus du préau de la prison s'écartaient de très beaux nuages verts qui avaient la forme d'une immense aile d'ange, un ange qui se serait tenu au-delà des murs, debout dans la mer qu'on entendait battre contre le flanc du fort. Je me réhabituai peu à peu à la lumière, tenant bon jusqu'au moment où je vis passer, au-dessus de la prison, une mouette nonchalante. Alors, j'ouvris mon livre et, tout en faisant les cent pas, je me laissai envahir par le bonheur. Il ne s'agissait pas de lire ; aux livres des prisons, quels qu'ils soient, il manque une page sur deux (l'autre a servi aux soins intimes. La privation de papier hygiénique est si avilissante qu'on se servirait d'un Cantique des cantiques si on l'avait sous la main au moment où l'on en a besoin). Il s'agissait même si peu de lire qu'au bout d'une minute je tins le livre à l'envers et, ainsi tenu, il me donna le plus grand plaisir qu'un livre ait jamais pu me donner (à part "Don Quichotte"). C'était une bénédiction de l'œil. Ce n'est pas mon esprit qui était affamé du livre : c'était mon œil qui était affamé de typographie. Je n'avais pas été privé d'esprit (Dieu merci !), j'avais été privé de cette forme typographique dont mon œil avait l'habitude de se repaître et dont il se repaissait maintenant, à son aise, dans le calme du matin, sous l'aile verte de l'ange".
Mireille
Maryvonne - Lundi 30 novembre 2020
Bonjour à tous les habitants de Terre de Lecteurs
Depuis mon plus jeune âge, il y a quelques figures symboliques qui m’accompagnent et se manifestent de manière récurrente à la faveur d’évènements intimes ou communs à tous les règnes, à tous les éléments.
Cette année, que nous pouvons qualifier, pour le moins, de singulière, la figure du funambule s’impose à moi avec insistance. D’un côté du balancier l’horreur qui éclabousse de grands pans du monde, de la société, de l’autre l’espoir ténu, naïf d’un monde nouveau redessiné, refondu, reconstruit et repeint en ménageant de larges ouvertures.
Par crainte de sombrer dans un manichéisme caricatural je balance aux orties les autres lignes que je viens de noircir, préférant illustrer mon propos par quelques citations sur le thème, glanées dans mes tablettes.
D’Hubert Haddad dans « Le peintre d’éventail » Zulma, 2013 :
(…) Matabei n’avait rien d’un homme ordinaire, de ceux qui vous jugent et se regorgent, il donnait l’impression de se défendre d’une profonde distraction, comme un funambule en plein vertige à qui on demanderait l’heure exacte (…)
De Grand Corps Malade :
(…) Je suis un funambule, j’avance loin des certitudes les pieds sur terre, l’air dans ma bulle, l’équilibre est une attitude, je suis un funambule (…)
Un court extrait des Aventures de Till l’espiègle :
(…) Il suffit à certains de faire claquer leurs ciseaux pour savoir qu’ils deviendront tailleurs et à d’autres de tirer un trait sur le papier pour savoir qu’ils seront architectes. Le jeune Till, quant à lui, n’eut qu’à tendre un fil entre deux toits pour se dire une fois pour toutes : moi, je serai un gai luron qui fait de la corde raide au nez et à la barbe des passants ! (…)
Enfin un passage du poème d’Aragon « Je me sens pareil » tiré de l’Eté pourri in Le Voyage de Hollande (Seghers, 1964) et interprété sous le titre « Au bout de mon âge » par Jean Ferrat , Isabelle Aubret, Gilles Vignault :
(…) Au bout de mon âge
Qu’aurai-je trouvé
Vivre est un village
Où j’ai mal rêvé
Tant pour le plaisir
Que la poésie
Je croyais choisir
Et j’étais choisi
Je me croyais libre
Sur un fil d’acier
Quand tout équilibre
Vient du balancier (…)
A ces textes sélectionnés j’ajouterais volontiers, mais je ne peux les publier… les illustrations de cette figure par Lisbeth Zwerger, William Steig, Quint Buchholz, Carll Cneut, John Howe, Lax et Hokusai et celles que je ne connais pas encore !
Ma petite carte blanche se doit d’inclure tous mes remerciements et mes compliments pour les textes que vous mettez en partage, qui me sont une vraie nourriture.
Je vous embrasse fraternellement, gardez-vous bien.
Mary
Josiane - Lundi 16 novembre 2020
Une victoire, l’autre
Elle est là, sur le front de mer, au sommet d’une dune. Rien ne l’obligeait à passer la porte entrebâillée, pourtant elle l’a franchie. Passée de l’autre côté, elle contemple l’horizon.
Le bleu de la mer et du ciel pourraient se confondre sans la ligne d’horizon qui les sépare d’un trait net. De fines rides d’écume marquent les vaguelettes proches du rivage.
Un petit nuage s’échappe de la porte, on pourrait le croire léger et innocent mais en regardant mieux on voit quelques nuées noires à sa base. Les nuages ne sont jamais innocents. Ils annoncent les malheurs sans en avoir l’air.
Ce nuage lui fait signe, approche, ne crains rien, je suis inoffensif, je ne fais que passer. Certains voient en moi une pipe qui fume, d’autre la statue de la liberté, la plupart me prennent pour ce que je ne suis pas, un peu de vapeur d’eau en condensation. A la nuit tombée, je m’évanouirai.
La femme est seule sur cette dune immense et déserte, seules quelques pommes vertes sont éparpillées sur le sable blond. Les enfants des hommes sont passés par ici et les auront abandonnées. L’Eve de la bible était avec eux, depuis la souffrance nous accable.
Une brume blanchâtre monte de l’horizon, son voile opaque estompe la porte. Bientôt elle disparaitra aux yeux de la femme. S’en sera fini de l’espoir. Les portes tentent de se refermer un jour ou l’autre.
La femme marche, elle contourne la porte, passe par ailleurs. Elle suit des sentes inespérées, inconnues. Pas toujours sûres, parfois tortueuses, toujours douloureuses. Le mystère les entoure. Elle n’a pas peur.
Marcher, longtemps s’il le faut, ne rien s’interdire, goûter les pommes vertes, rêver aux nuages blancs et légers, se perdre dans le bleu du ciel, mais surtout, garder un pied dans la porte entrouverte au sommet de la dune.
Texte et peinture de Josiane FH
Geneviève B. - Mercredi 28 octobre 2020
Une Toussaint dans le Champsaur
Ici, notre point fort, vous le saviez déjà tous, ce sont les tourtons.
Oui mais vous savez aussi que l'Italie est très proche de nous. Ce soir, tout en restant dans le Champsaur, une envie d'Italie nous prend.
De retour des cimetières, avant même d'atteindre la "tourtonnerie", c'est une "pizzaÏerie" qui nous stoppe net. Adieu chrysanthèmes, adieux tourtons, ecco la pizza che ci delizierà !
Soulevons cette image.
Voici ce que nous trouvons :
Mais là il faut se dépêcher, sinon ça se passe comme ça quand on n'est pas assez rapide :
Et pour qui est vraiment à la traîne, mamma mia, è fuorigioco :
C'est ce qui est arrivé à ma meilleure copine, naïve Montpelliéraine de passage dans le coin, qui s'est laissé gruger par la Champsaurine pur souche que je suis. Elle n'aura plus qu'à se rabattre demain sur les tourtons.
Pour l'instant, pendant ma douce digestion, comme tout bon loup tenaillé par la faim, elle sort hurler à la luna blu.
Ecco la fine de la storia. Ciao Ciao !
Geneviève B.
Geneviève V. - Lundi 26 octobre 2020
« MONTMATON ».
Carte blanche… Page blanche. Ma carte blanche est une page blanche.
C’est un petit bout de cette terre d’Aubrac où ma Mère vient de rejoindre mon Père.
J’ai le souvenir de l’entendre chanter :
« J’irai sur la Montagne verte y dormir mon dernier sommeil
J’y veux une tombe couverte d’herbe sauvage et de soleil »
Je l’accompagne d’une référence à un petit livre d’artiste. Celui de Rémy CHARLIP* paru en 1957 sous le titre « It looks like snow » : « On dirait qu’il neige ».
Le livre est présenté dans une enveloppe translucide avec un titre en lettres argentées. Le texte est écrit en lettres capitales en bas des doubles pages BLANCHES qui se succèdent. C’est une ambiance. C’est un voyage dans le Grand nord. C’est une ouverture sur l’imaginaire. « On a cru voir, on n’a rien vu, on a tout vu ».
* Remy Charlip (1929-2012) est un artiste américain. Danseur, chorégraphe, illustrateur, metteur en scène, graphiste. « Un danseur qui pense, un auteur qui danse ».
Geneviève S. - Lundi 19 octobre 2020
Vous avez dit genré ?
Ce n’est plus un couple, mais une foule immense accourue de tous les horizons linguistiques, qui veut ici rendre hommage aux éternels motifs d’inspiration que sont les attributs féminin et masculin.
Curieusement, une extrême neutralité lexicale peut leur conférer un sens surprenant : le hic lutine le ceci, le parce que folâtre avec le cela, la chose accole le cas…
Mais qu’on ne s’y trompe point, ils sont aussi gens de théâtre et caractères : le pensif, le bonasse, le radin ou le drôle emmènent au cirque le régulier, aussi bien que l’ardent ou le conditionnel.
Et la religion, comme en toute affaire sérieuse, a de tout temps eu son mot à dire en la matière : le bâton pastoral aime à planter le mai sur la sainte table, le cordon de Saint François à faire trempette dans le bénitier.
Les outils mâles vont volontiers bricoler dans foyers et cités : la balayette infernale besogne avec ardeur la boîte à ouvrage, le borgne à roulettes caracole au jardin public, le passe-partout fréquente l’ouvroir autant que les basses marches.
Mais c’est la langue populaire qui nous livre les plus plaisantes choses : quand le robinet de l’âme revigore celui qui a perdu de l’argent, quand l’herbe qui croît dans la main va envahir l’étoffe à faire la pauvreté, que le tant pis si j’meurs se jette dans l’estuaire, ou que le redilemoi entretient le papelardinet rigolard, alors on touche au sublime !
Le sexe aime aussi se la jouer romantique, Cœur de Tzigane folâtrer dans l’atelier de Vénus, et le petit cœur à échasses baguenauder au paradis terrestre…
Mais attention, la spiritualité n’est pas en reste non plus! L’épiphénomène fait la folie à l’humanité, qui, elle, le met au chaud : ici, on loge les aveugles et on laboure la nature !
Et quand le culinaire, la parentèle et le bâtiment s’en mêlent, alors l’os à moelle, le petit père tirant derrière lui le petit frère s’en vont danser le bransle gai, dévastant sur leur passage dédales et vestibules, ardant jointures et miroirs brisés.
Las, las d’accointrer, cessez de sonner l’antiquaille, j’ai le formulaire vervignolé !
Bonheur d’une langue truculente et poétique qui, dans une joyeuse verve, sait chanter telles délices !
Christine - Mercredi 14 octobre 2020
Page blanche pour carte blanche
Je – déambule somnambule
Bulles de mots dits en vain
Somme de mots creux
Qui résonnent déraisonnent
Sonnent – pourquoi personne ne sonne ?
Je – personn-âge excentr-ique dé-centré
Egarée en tant d’id-entités éparpillées
Bien peu semblable à moi-même
Rassembler les fragments
Se retrouver À nouveau se ressembler
Impatience – au retour, j'aurais tellement aimé écrire ce merveilleux Périple, vous offrir un relevé d’émotions aux lumières Andalouses pendant qu’en arrière-plan fredonnerait comme de loin la rhétorique de guerre en temps de rentrée sanitaire ...
En quête de « nouvelle normalitad », les barrières sociales ne suffiront pas à masquer l’incurie de la grande fabrique de l’imposture…. Sur la route de Don Quichotte… autant de moulins que de questions lancées contre le vent … A l’Horizon ? La Croix plonge dans un Ciel tourmenté.
La dépression guette, la lucidité fatigue. Et --------------------- il pleut.
Se souvenir des hauts lieux de l’Humanité, qui réside en chacun de nous, individus parfois éclairés parfois rayés de gris et de lumière, Vivants. Selon Jaurès, c’est justement la capacité de Résister aux fatalismes, de ne pas se résigner à l’état des choses qui fonde la valeur d’Homme.
Alors allons… plutôt que les mots qui tournent et détournent, voici quelques instantanés photographiés ici ou là pendant cette parenthèse enchantée, reflets de l’exaltation si particulière du Voyage. A la pointe de cette légèreté, l’Amitié - grandie par 40 ans de moments partagés et la Joie indicible qu'apporte le sentiment de Liberté quand on la sent si présente et pourtant sur le point de s'envoler...
- Sur la route des Califes, échappée belle entre Grenade et Cordoue : https://youtu.be/N8Dcf_vdYSY
- Cordoba, les sagesses millénaires : https://youtu.be/rspP-LUQ5jo
- Album - al andalous, la parenthèse enchantée : https://photos.app.goo.gl/5q2iJci88P6DYRFJ8
Colette - Dimanche 11 octobre 2020
Ce serait à l’aube du troisième millénaire, un jour de janvier 2000. Ce serait un monologue mais dans lequel on entend une infinité de voix, un chœur à lui tout seul. Et il bredouille, ne sait plus très bien à qui s’adresser, parle à côté, change de registre. Sans cesse.
Mot à mot
« Le cadavre dépecé de l’utopie pendu à un crochet » …Tu m’en diras tant, mon tendre, les anges déchus sont parmi nous et je ne les vois plus.
Le funambule sur son fil. Tombé du ciel, une pluie d’étoiles. Il disait : « De là-haut, le monde est plus beau ! ». Il disait : « De là-haut, je te vois mon enfant, comme un enfant-roi, je te caresse et de là-haut, nul ne peut m’enlever le velours de la tendresse.
Je ne suis pas née ou alors demain. Mais les autres jours ?
Et puis, le vent s’est mis à gercer la mer. Personne n’a rien compris. Quand il changeait de direction, il pleuvait dans la maison.
Che Guevara, s’il avait vieilli, aurait trahi.
Je vais te faire un cadeau d’enfer ! un monde nouveau, immense gruyère, criblé de trous, comme des manques d’amour.
Dans la jungle amazonienne, les insectes, ça te dévore ! Bientôt plus d’arbres, plus d’arbres, plus d’insectes.
Antigone, petite noiraude maigrichonne, elle aussi, si elle avait vieilli !
De la fenêtre, je la vois, elle traverse la place vide, la vieille d’à côté. Passer à côté, relents de soufre, toute noire avec son tablier, elle cache des pâtés, des pâtés pour les chats du quartier. Ça ne leur plaît pas beaucoup tout ça ! Ils la détesteraient presque pour ça, aussi. Elle ne leur parle pas, ne les aime pas, n’aime que les chats.
« Les Ménines » de Velasquez, Picasso les a copiées pour les réinventer.
C’est que presque, ils me feraient gerber avec leur recherche du « bonheur à tout prix ». « Moving, bien dans sa peau, bien au boulot ». Je revendique le droit au malheur !
Dans la rue, le réverbère fait l’amour avec la pluie. J’ai les pieds dans l’eau.
Azra, égarée ici, retournée en Bosnie, une très jolie jeune fille.
Dans le sol, ils ont trouvé des charniers. On l’a vu à la télé. J’ai entendu qu’au Japon, les hommes sans travail vivent tous ensemble dans des résidences exprès.
D’abord, qui je suis moi ? Qui tu es toi ? Pour changer quoi ? J’aime ça, moi, les gens qui posent toujours des questions à dix balles ! Dans « Les ménines », si tu regardes bien, il y a un crochet, mais je n’ai rien vu d’accroché ! Dans la nuit, il a gelé, c’est bête le mimosa avait fleuri.
Imagine, tu vis très longtemps et tu es seul de ta génération, quand tu parles, ils ne savent pas de quoi tu causes.
Hier, j’ai vu dans le journal que la Bourse se porte bien. Dans la montagne, l’avalanche les a happés, du premier au dernier de cordée. Tout est redevenu blanc, comme la page, comme le monde aux premiers matins.
Quand Géronimo pensait : infime partie d’un Tout, nous avions déjà l’arrogance des yankees. La mémoire des peuples effacée par la mémoire des disques durs, compatibilité incorrecte.
Tétra-cannabinol, contre la douleur, il fallait y penser. Véhicule intergalactique pour le ciel avant qu’il ne nous tombe sur la tête. Douleurs, type : contractions, spasmes. Où ? dans le ventre de la terre. Diana meurt, le monde pleure. Hallucinations. Sacré besoin de sacré ! Déboussolés. Seul l’homme bleu dans le désert, peut-être ?
Léo, quand tu t’époumonais : « La poésie est dans la rue ! » Léo, la rue est déserte, de plus en plus d’enfants qui descendent dans les caves où ça pue la mort !
Les premiers regards ont manqué. Je voudrais que tu sois l’accoucheur. Je ferais l’enfant. Une enfant d’entre les deux siècles. Une enfant mal élevée. Le premier à me toucher… tu me traiteras d’ingrate, j’oublierai de te dire merci. L’écriture comme une blessure violette.
En soixante-treize, au Chili, ils lui ont coupé les mains à la poésie. De la mutilation, des enfants nés les yeux bandés.
Claudine - dimanche 27 septembre 2020
Quelques explications pour cette carte blanche :
Ces textes sont la réponse de Claudine à une proposition d'écriture de Médiapart. Voici cette proposition :
"Choisissez un lieu (où vous êtes ou qui est important dans votre vie), racontez-nous son histoire et pourquoi vous y êtes attaché (avec une photo récente ou issue de vos archives). En second temps, parlez-nous d’une œuvre qui vous a marquée, et ce qui la relie à votre lieu. Partagez ainsi une sorte de carte postale personnelle, à la manière d’un double autoportrait.
Un lieu ordinaire ou insolite, urbain ou rural, bétonné ou champêtre, populeux ou dépeuplé, un souvenir de jeunesse que vous chérissez, un lieu de vacances, la maison familiale, une réminiscence de voyage, de la friche industrielle à la forêt vierge, en passant par le modeste repaire de votre enfance. Ce lieu vous reflète intimement, quelle qu’en soit la raison."
NDLR
LA RAME
Elle est là, insolente au milieu de la prairie.
Elle cherche à se dissimuler discrètement.
De face elle joue l’arlésienne, invisible cachée par la véranda noyée sous les roses rouges et roses. Elle lui offre un refuge, une cachette rêvée.
Nous sommes en mai, les œillets blancs à tiges courtes se détachent du vert tendre de l’herbe. Le moindre frôlement nous emporte dans une envolée de parfum. Quand la floraison nous inonde , on en rapporte fièrement des brassées à l’école. Les effluves sont si violents qu’il faut emprisonner les œillets dans plusieurs feuilles de papier journal et les glisser dans une caisse sur le toit de la voiture !
Mais ne lui volons pas la vedette, la star c’est elle, celle que les promeneurs tentent d’apercevoir de la petite route, celle qui donne naissance à un imaginaire peuplé de logements insolites !
Elle, c’est la Rame.
La princesse de fer, c’est un wagon de métro seconde classe vidé de son contenu, plus de banquettes en bois ! Ah si, du mobilier une chose demeure : le strapontin du chef de train installé en tête de la véranda.
1951, Jean travaille à la R.A.T.P. il récupère ce wagon avant une fin de vie programmée chez le ferrailleur. Jean est un bricoleur infatigable doté d’un sens de la récupération créative. Avec un ami, ils construisent une plate-forme en ciment et en moellons, un véritable piédestal pour recevoir la Rame. C’est le seul moyen de la mettre à niveau car le terrain est pentu. Il faut pour sortir le wagon de l’atelier de la Villette à Paris : un camion, une grande remorque, des motards pour accompagner ce convoi exceptionnel. Terminus le hameau de Vaux-les-Huguenots dans les Yvelines à quarante-huit kilomètres de PARIS.
Le wagon commence alors une nouvelle vie immobile, une sorte de retraite une mutation. Transformation intérieure rapide, l’extérieur devient un espace d’inventions diverses. Jean donne libre cours à son imagination fertile ! La Rame s’enrichit sur le toit d’une éolienne fabrication maison. Les jours de grand vent elle tourne si fort que la dame de fer tremble de tout son corps, elle vibre et nous nous extasions devant le filament de la lampe qui vacille et prend de l’assurance. Ces jours venteux, le bruit est tel que nous partons dans un voyage mouvementé pour une destination inconnue, place à la rêverie...
Dans la boite magique de notre enfance dans la Rame, le soir venu il y avait aussi le poste à galène qui crachote une musique lointaine ; on se bat pour avoir les écouteurs, la lampe à pétrole et son fragile manchon que nous avons l’interdiction de toucher et les briques chaudes enveloppées dans le papier journal pour réchauffer les lits gelés l’hiver.
Un pêle-mêle de découvertes incroyables pour les petits parisiens que nous sommes...Un plongeon dans les années passées, un arrêt sur image. Nous revenons dans la réalité comme un coup de baguette magique au son de la pompe à eau qui grince soudain sous les coups de boutoir d’ un bras énergique ou le carillon de la grande horloge comtoise.
Aujourd’hui il ne reste plus que des vieilles photos accrochées dans un coin de mémoire pour nous susurrer que nous pouvons et devons toujours rêver...
LA FEMME A LA POUSSETTE SCULPTURE DE PICASSO 1950
Pourquoi avoir choisi cette œuvre ? Dans le parcours de Picasso j'aime cette période de très grandes sculptures où sa main explore dans le concret la résistance des formes, l'obstination à persévérer dans leur être, il aimait à dire qu'il dialoguait avec la matière presque un art anthropologique. Il donne à un objet périssable une apparence d'éternité, il est un artiste et son œuvre lui survivra.
Aujourd'hui on dirait qu'il détourne les matériaux pour leur donner une deuxième vie. Assembler des objets hétéroclites, les détourner de leur fonction première, les faire cohabiter, les inclure dans une même sculpture parce qu'ils sont empreints de poésie ou que leur plastique est attachante. Picasso fait un mariage réussi pour une éternité.
Cette femme filiforme prolongée d'une jupe droite perforée pousse une poussette avec un enfant ; c'est un assemblage de plaques de fourneaux moules à gâteaux fixés à l'envers pour les seins et des objets divers au rébus constituent l'essentiel de l’œuvre qui naît un an avant la dépose du wagon.
Pour moi c'est une symbolique complète de la Rame des inventions créatives de Jean. C'est aussi l'image de la maternité, une enfance avec une mère grande qui domine, un parallèle aussi avec la femme mère omniprésente derrière de nombreuses œuvres, une mère qui couve. Celle-ci n'enferme pas, elle est aérienne mais la tête en colombin prolonge comme un périscope cette mère invisible dans le wagon mais tellement présente comme dans un sous-marin.
Babeth - Samedi 5 septembre 2020
La mémoire est un tissu fragile, facilement rompu, contaminé.
Chanson Bretonne suivi de L'enfant et la guerre
Deux contes
J.M.G. Le Clézio – Gallimard - 2020
Votre carte blanche, mesdames était fort belle. La mienne sera modeste à l'image de cet été minuscule.
De la citrouille aux cavaliers de bronze il n'y a qu'un pas. A minuit j'ai perdu ma chaussure sur le parvis d'un palais, j'ai repris mes haillons.
Ma carte blanche se confond avec les cartes d'état-major, les cartes routières, le gros Atlas Michelin et quelques autres dénichées sur Internet.
Un été sans festivals, sans concerts, sans expositions, sans grands voyages et sans correspondances ratées.
Me manquent le ciel noir du Togo en cette petite saison des pluies, les allées venues des femmes et des enfants devant la maison de Mawena. La saveur douce des cocos et du manioc à l'huile rouge.
Un été à déplier des cartes et à rêver.
Avant de vous emmener avec moi je dois vous avouer que j'ai du mal à me plier aux normes sanitaires que je trouve plus punitives et anxiogènes que logiques et raisonnables. Je voudrais que le bon sens prenne le pas sur la peur.
Me manquent les retrouvailles avec vous terriens et terriennes. La visite soudaine et impromptue de Geneviève et Jean-Pierre m'a fait chaud au cœur. Un repas sous le marronnier chez Annette et Daniel et la visite de l'Abbaye de la Chaise Dieu enfin restaurée ont été des moments de bonheur. Imaginez les tapisseries enfin à hauteur des yeux. Un livre ouvert, une leçon d'histoire biblique vivante et passionnante. Nous avons poussé la porte de la nouvelle librairie - cave à vins de mon amie Stéphanie, Dans la forêt. Il faudra que vous veniez voir tout ça.
Mais revenons à mes cartes de géographie.
Fin juillet j'ai pris le Topo guide du GR 40 Le tour du Velay et avec Luna nous avons fait quatre étapes au départ des Estables.
Sous la canicule...
Première nuit chez mes amis, Chantal et André et sous la belle yourte mongole. Puis départ à 7h du matin vers le mont Mézenc qui culmine à 1753 mètres.
Une expérience inoubliable en autonomie avec sac à dos, toile de tente, popote et tout le bazar.
Ensemble, nous avons suivi les chemins, observé les oiseaux, mangé des framboises et des myrtilles, lavé le linge dans les abreuvoirs, frappé aux portes pour quémander de l'eau, rentré les vaches, fait cuire des pâtes à cinq heure de l'après-midi. Nous avons installé notre bivouac au bord du lac de Saint-Front. Nous avons fait du land art sur de vieilles souches et taillé des bâtons de randonnée. Nous avons marché sur les chemins herbeux, fait quelques haltes dans des bistrots pour boire des grands verres de limonade. Nous nous sommes perdues dans une forêt de sapins, gravi par erreur le rocher de Costaros, un lieu d'escalade qui nous a bien foutu la trouille. nous avons ouvert des sentiers mangés par les ronces et fini dans un hameau, rattrapées par l'orage. Luna a passé une heure dans le lavoir à apprivoiser les grenouilles et répertorier les têtards et nous nous sommes mis à l'abri dans le garage de Roger.
J'ai épuisé tout mon répertoire de contes mais j'étais fière de ma petite randonneuse qui au départ des Estables m'a dit "C'est la vieillesse et le grandissage qui te permettent de porter un gros sac."
Pour le week-end du 15 août j'ai ressorti ma vielle carte du Cézallier et j'ai pensé très fort à toi Rachel. A nos randonnées au milieu des troupeaux de vaches. Nos craintes en traversant les prairies, le violent orage sur le Signal du Luguet et notre repli dans un buron abandonné, la brume qui montait et l'inquiétude de ne pas retrouver le chemin.
Je suis partie avec ma cousine Nicole et son petit WV bien pratique pour se poser dans des spots de rêve.
Brion et le café restaurant tenu par Hélène, ancienne libraire. Une adresse inoubliable dans un lieu atypique.
Mongreleix, le cimetière à l'écart du village, une vue à 360° pour les résidents. Rachel la photo que tu avais acheté chez Hélène a été prise là, le portail et l'ouverture sur la lande enneigée. Il y a dans le village un café hors du commun, transmis depuis 6 générations et tenu par Jean-Jacques. Il est resté dans son jus avec son parquet d'époque, la fresque sous l’escalier, les verres soigneusement rangés dans de larges buffets et les grands miroirs de bois peints en noir.
Le monastère orthodoxe de Marcenat et la cascade du Saillant où malgré la froidure Nicole s'est baignée. La Godivelle avec le lac d'en haut et le lac d'en bas.
La roche Nité sur la commune de Valbeleix. Un endroit magnifique que l'on atteint en suivant une belle vallée étroite.
Et les vaches qui broutent et s'étirent avec élégance. Si je dois me réincarner un jour que ce soit dans la robe rouge de la Salers ou dans celle fauve de l'Aubrac aux yeux noircis de khöl. Je serai vache alanguie sur la pente d'un pré, l'horizon à perte de vue et caressée par l'écir.
Les routes étroites du Cézallier invitent à la lenteur.
Nous avons trouvé au cœur d'une vallée une forêt de hêtres centenaires et un vieux moulin abandonné, endroit idéal pour faire la sieste et travailler à la mise au propre de notre dossier généalogique. (petit aparté à propos de synchronicité : lorsque nous sommes parties, il y a 4 ou 5 ans, Nicole et moi à Toulon sur les traces de notre grand-mère algérienne nous avions retenu une chambre dans un petit hôtel de la ville. Nous avons découvert le lendemain en feuilletant les actes d'état civil que nous avions dormi à quelques mètres de l'immeuble où nos mamans avaient grandi. Belle synchronicité.)
Dernière semaine d'août.
Je pars avec Luna et mon vieux copain Camille pour une aventure totalement improvisée. Objectif aller faire de la barque dans le Marais Poitevin. Nous prenons les sentiers buissonniers. Le hasard nous conduit à Sarlat dans le Périgord noir aux confins du Quercy. La ville est belle avec ses ruelles et ses places pittoresques mais il y a quelque chose de dévoyé. Partout ce ne sont que boutiques et terrasses de restaurants et il devient difficile de se représenter la vie dans la cité au moyen âge. Même la belle demeure de La Boétie est défigurée par une exposition de toiles moches et vulgaires. Je me demande si c'est là, qu'il a écrit, à l'âge de 16 ou 18 ans « Le discours de la servitude volontaire. » Un petit livre à relire tout comme « La fabrication du consentement » de Noam Chomsky et Edward Herman. Et pendant que nous dissertons Camille et moi, Luna a repéré La maison du bonbon de Sarlat.
De petite halte en petite halte, poussant le jour les lourdes portes des églises, plantant le soir notre petite tente sous les arbres, nous arrivons dans le marais. L'espèce humaine a l'air autant ridicule avec ses masques que ces chiens à leur mémère avec leurs vêtements écossais. Nous fuyons la petite ville de Coulon pour nous enfoncer dans le marais humide. Le jeu de la lumière sur les canaux et les peupliers, les frênes qui maintiennent à la force de leurs racines le bord des fossés, l’apparition subite d'un oiseau pressé, la belle charentaise dans sa portion de pré, les maisons hautes se regardant dans le miroir de l'eau, les jardins potagers magnifiques et généreux, tout cela nous enchante. Nous découvrons le marais, à pied ou en barque, impressionnés d'apprendre que tout ici est le résultat des efforts de l'homme, que les kilomètres de canaux ont été creusés et aménagés à partir du XIème siècle par des paysans et des forçats.
La pluie s'invite en fin d'après-midi et alors que je fais quelques emplettes à Arçais, Luna sauve de la noyade un escargot. Le prénommé Jojo termine la soirée dans la voiture où il s'adonne à de périlleux exercices de funambule.
Le matin débute avec un quart d'heure d'étirements et une salutation au soleil que Camille ne réussit qu'à moitié malgré les encouragement de la petite.
Luna aime les églises. Elle a un faible pour la Vierge Marie qu'elle trouve très belle surtout lorsqu'elle porte son bébé. De mon côté je fais connaissance avec Sainte Radegonde qui a été reine des francs et qui n'a ni été écartelée, ni mise à cuire dans un chaudron, on ne lui a pas coupé les seins, ce qui lui a laissé le temps de réaliser de nombreux miracles. Luna essaie quelques prières à genoux sur le velours d'un prie-Dieu et me ruine à force d'allumer bougies ou cierges blancs.
Nous quittons le marais en nous enfonçant dans le Massif Central par les routes secondaires. Le Limousin approche. En tant que copilote je passe du temps à explorer l'atlas routier. Un peu jalouse de ce poste à responsabilités Luna déploie une carte d’Andalousie trouvée dans le vide poche et prend très au sérieux sa lecture. De temps en temps elle me demande de nommer une rivière ou un village. Et c'est ainsi que les noms de l'Espagne : Olivia de la Frontera, Valverde del camino, Ayamonte, Serpa, Sevilla se mélangent au noms du Limousin : Saint-Germain les Belles, Saint-Yriex la Perche, Ussel, Arnac Pomapdour, Bort les orgues...
Nous nous arrêtons à Saint-Yriex, riche des carrières de Kaolin et d'un imposant monastère, sans oublier le centre du livre d'artiste que je visite un peu trop rapidement à mon goût.
C'est près du lac d'Arfeuille que nous nous installons. Sur la plage aménagée, un jeu de filets, d'escaliers, de passerelles et de toboggans prend la forme d'un navire et pendant plus d'une heure
Luna est devenue pirate.
La lune est blanche et secrète. Le matin la rosée étincelle. Comme chaque jour nous plions notre tente pendant que Camille fait le rangement dans sa voiture qui lui sert de lit. J'aime ce moment où chacun en silence s'adonne à ses petites taches.
Nos cheminements nous conduisent tous les matins, et par un joyeux hasard, sur un marché de village où nous achetons les beaux produits de la région. A Pompadour pendant que je fais la queue devant la pâtisserie, Les délices de la marquise, Luna et Camille assistent à une présentation des chevaux des haras.-
Le temps s'écoule et nous rapproche de la fin du voyage. Il fait froid à Allanche.
Annette - Lundi 24 août 2020
CARTE BLANCHE ARTISTIQUE ET PARTICIPATIVE
« L’Art a pour fonction sociale de donner issue
aux angoisses de son époque. »
Artaud, 1920 – Kris, 2020
« L’Art est contemplation des choses,
indépendante du principe de raison. »
Arthur Schopenhauer
Chères terriennes, chers terriens,
Alors que dans un esprit d’équité certains s’en prennent aujourd’hui aux statues, lapidant les unes, les couvrant d’opprobres, déboulonnant les autres ou leur faisant pleurer des larmes de sang, les stations balnéaires de Belgique offrent à leurs estivants des parcours d’art qui interpellent.
Ainsi, dès 2018, sur un des brise-lames de la ville de NIEUPORT, l’artiste danoise Nina BEIER a-t-elle rassemblé quatre statues équestres oubliées depuis longtemps dans les réserves des musées flamands et ne présentant à première vue aucun lien entre elles sinon la symbolique de la toute-puissance, de la soif de vaincre et de l’arrogance.
Maintenant qu’à marée haute la force des éléments s’attaque aux jambes des montures, alors que le cavalier de tête n’a encore rien vu des enjeux qui se passent à l’arrière et que, dans sa suffisance, il poursuit sa marche en avant, pour ceux qui le suivent c’est la débandade. Les voici en alerte, puérils et dérisoires cravachant leurs montures, pris de doutes et de peur, espérant encore échapper au danger. Sans en avoir jamais reçu la réponse, je me suis demandé si cette œuvre ne serait pas l’antithèse de la pêche à la crevette à cheval telle qu’elle se pratique encore de manière confidentielle le long des plages de la mer du Nord aujourd’hui. Cette méthode de pêche, lente, sereine et responsable s’inscrit depuis 2013 au patrimoine immatériel de l’Unesco.
La photographie a été prise par ma sœur Claire. L’image est non seulement belle mais incite à la réflexion. Ainsi, toute interprétation différente de la mienne vaudra son pesant d’or. La qualité des émotions qui naissent de la confrontation d’un être avec une œuvre d’art, le sens que celui-ci lui donne, ne dépendent-ils pas de sa sensibilité propre ? Dans ce cas, me direz-vous, ne vaudrait-il pas mieux tout simplement nous taire, ne plus penser, mais juste recevoir en pleine poitrine le grand ciel et la mer immense, la ligne d’horizon, l’agitation des vagues, le quadrige de bronze, en goûtant en même temps de la pointe de la langue le sel marin que le vent des Açores vient de poser sur nos lèvres ?
Chères terriennes, chers terriens, nous ne nous sommes pas vu(e)s depuis belle lurette et vous me manquez. Pour nous resserrer davantage, ne pourrions-nous pas - par exemple – partager pendant quelques jours un seul et même fond d’écran sur nos ordinateurs ? Je vous offre en ce sens cette image à laquelle je suis attachée. Ainsi, dans les jours à venir, par la magie d’un simple geste et l’apparition de la même image, nous allons pouvoir nous sentir un peu plus proches les un(e)s des autres.
Je vous embrasse
Annette
Aline - lundi 17 août 2020
Quel plaisir que d’avoir carte blanche ! Quelle responsabilité aussi ! En cet été plein d’incertitudes, de tristesse et de drames, j’aimerais vous offrir un instant de répit, d’espoir ou de bonheur. Et quoi de plus attrayant pour un lecteur que la perspective de lire bientôt un livre formidable qui vous entraînera au bout du monde, qui vous plongera dans les abimes de l’âme humaine ou qui vous fera mourir de rire. Rassemblant mes souvenirs, je trouve fort peu de livres appartenant à cette dernière catégorie. Je sais par ailleurs que ce qui fait rire les uns, n’amuse guère les autres. Tant pis, je prends le risque et vous invite à découvrir La souris qui rugissait de Leonard Wibberley. Ce livre, traduit de l’anglais, est paru en 1955 chez Fasquelle. Il est illustré par Siné. J’espère que vous le trouverez en bibliothèque. Personnellement, je l’ai lu une première fois quand il est paru en feuilleton dans Le Monde, un été. D’enthousiasme, j’avais acheté le livre et je l’avais relu, re-relu… Je crois que je vais rapidement le relire en espérant qu’il aura gardé son effet euphorisant.
En attendant, je vous soumets mes dernières élucubrations… Désolée, c’est moins drôle.
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Faut savoir s'étendre
Sans se répandre
C'est délicat »
S. Gainsbourg
La canicule m’accable. Une séparation récente me rend triste. La circulation invisible et dangereuse du coronavirus m’inquiète. Une escroquerie m’obsède. Tout va mal…
Je suis réduite à l’état de légume tant ma tête, mon cœur et mon corps sont inactifs : c’est tout du moins ce que l’on dit autour de moi.
Etat de légume ? moi, j’veux bien mais de quel légume parle-t-on ? Certainement pas de haricot vert ! Vous me voyez en haricot vert ? D’accord, je peux parfois donner du fil à retordre à qui me cherche noise mais même une botte de haricots verts ne saurait figurer mes rondeurs – l’asperge non plus d’ailleurs ! De ce point de vue, le petit pois me conviendrait mieux mais – comme son nom l’indique – il est petit et recouvert d’une cape d’invisibilité que je lui envie mais que je n’ai pas.
Alors ? Grosse patate ou – variante édulcorée – patate douce ? Ce serait confondre apparence et réalité ! Ce serait nier mes aspérités, mes contradictions, m’imaginer comme un bloc homogène alors que…
J’en vois qui disent carotte, panais, navet… Bien sûr, y a un peu de ça, surtout quand ils poussent en sol caillouteux et qu’ils se tordent de douleur en contournant l’obstacle. Mais je ne me reconnais pas dans la carotte des sables lisse et calibrée ou dans le navet d’un blanc immaculé.
Ce serait bien mal me connaître que de me traiter d’aubergine, de courgette ou de tomate ! Certes, ces légumes-fruits portent leur lot de pépins mais ils aiment trop le soleil et la chaleur. Et en plus, ils se gorgent d’eau avec délectation…
J’en entends qui crient chou, chou, chou ! Chou de Bruxelles arrimé à sa tige avec ses avatars, chou cabus, chou rouge, chou-fleur… faudrait préciser. De fait, dans tous les cas, je récuse car vraiment, je n’ai pas leur cœur de pierre.
Me voit-on en poireau, perdu au milieu d’une rangée de mes congénères ? Extrémités desséchées par la canicule, le manque d’eau et le vent, facilement attaqué par les maladies ou les parasites, le poireau est plus exigeant qu’il n’y paraît : rustique certes, mais colosse aux pieds d’argile. C’est bête à dire mais je ne me vois pas en poireau…
Je me sens citrouille : posée ou plutôt affalée absolument n’importe où, incapable de bouger même par gros temps, brûlée par le soleil, pleine de vide et de pépins, filandreuse à souhait… De la tête aux pieds, je me sens citrouille, tête vide, consciente seulement de mon ignorance, habitée par le doute et le souvenir de petits et de grands malheurs, pieds cloués au sol, impuissante. Je me sens citrouille à côtes, clivée en identités que j’ai du mal à associer, à lisser, à unifier. Je me sens citrouille et pourtant, aujourd’hui, j’ai du mal à me transformer en carrosse ou même en lanterne d’Halloween, je manque totalement de fantaisie. Demain peut-être, demain sera un autre jour !
Rêvons…
Bien amicalement,
Aline