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L’analogie est évidente. Elle saute aux yeux et elle ne l’avait pas vue. Man Ray la révèle à tous ceux qui — comme elle — étaient restés aveugles.
Celui qui vit derrière les remparts du Fort, tout comme le fœtus dans les entrailles de sa mère connaît la sécurité. Mais son champ d’action est infime, il n’a aucune prise sur sa vie. Celui qui franchit la porte du Fort, tout comme le nouveau-né fait un premier pas vers la liberté, il naît à lui-même et au monde. Mais il est confronté à tous les dangers. Finie l’insouciance !
Voilà l’idée principale qu’elle retient. Bien sûr, l’idée mériterait d’être nuancée, approfondie, notamment en analysant ce monde extérieur dont chacun de nous fait partie… pour les autres !
Elle est tentée de pousser plus loin l’analogie. Elle pense à tous les migrants qui quittent leur mère-patrie que ce soit sous les contraintes politiques, économiques, climatiques…, que ce soit même volontairement. Elle pense aussi à ceux qui quittent leur langue maternelle pour plonger dans la sienne. Elle pense à l’image qu’elle leur renvoie : celle d’une terre d’asile ou celle d’un terrain miné ?
Aline
Pendant les derniers mois de sa vie, Man Ray, l’homme qui écrivit avec la lumière l’histoire d’un siècle décadent, dessine et met en scène, partout où il la voit, la Mater, Pacha Mama, la Déesse Mère. Sévère et protectrice, elle est devenue pour lui une incarnation, eucharistie des paysages…
Méditation au sommet du mont Adaon. Autel de l’Eglise Saint-André - saint Homme en d’autres termes, au cœur de cet espace sacré enfanté par Césaria, sainte princesse wisigoth, en ce jardin enchanté par le mariage de la pierre et de la botanique, il ouvre tous les possibles face aux dures lois des hommes...
Dans le lointain, les cloches dominicales sonnent à toutes volées. Puis un strident appel pompier, en chemin vers quel drame ? Dans le silence retrouvé, quelques coups de fusils… n’en finirons-nous donc jamais avec la mort ?
Quoiqu’il lui en coûte, au soleil de l’automne, pas d’autre choix pour lui que de préserver l’espoir, niché dans le sourire énigmatique de Césaria et d’accueillir la Vie qui pulse et rayonne entre les jambes de la Déesse…
Christine
La déesse
La déesse, les cuisses ouvertes enfante le fort Saint-André
Elle le dote d’une porte d’entrée, flanquée de deux tours crénelées.
Plus tard des hommes qui vouvoyaient le ciel construise une abbaye.
Ils la voulaient sévère, vouaient leur âme à un seul dieu ;
Dans la bouche un goût de fiel les empêchait de rêver.
La déesse insatisfaite revient à nouveau s’accroupir au-dessus du fort,
De ses seins lourds du lait coula et la terre s’abreuva.
Sur le promontoire, des arbres, des fleurs poussent,
Forment les allées d’un jardin, réplique d’un paradis.
De là, on voit en contrebas les pierres de la fière cité papale.
Imitant le chant des oiseaux, les hommes apprennent la musique.
Dieu s’inquiète, Dieu s’étonne, la déesse cligne de l’œil.
Il ne sait pas résister à la volupté de ses formes généreuses.
Alors il essaye de sanctifier la poésie mais la poésie, ça l’ennuie !
Ni Dieu, ni maître lui souffle-t-elle.
La déesse s’amuse beaucoup des hommes et des dieux.
Colette
Je suis l’homme debout en haut du mur.
Dans quelques instants, de déséquilibres en déséquilibres, j’avancerai sur le fil, au-dessus du vide.
Je rêve d’être oiseau et de me passer du fil.
Je suis l’homme debout dans une gorge sous-marine. Hier, j’explorais le pays des posidonies et celui des coraux.
Je rêvais d’être poisson et de me passer des bouteilles d’oxygène.
Je suis l’homme debout.
Du fonds du puits au sommet de la colline, la route est longue et difficile.
Je la parcours sans cesse car tel est mon destin d’être humain.
Aline
Anges – O mes anges – O mes génies ailés
A l’origine du Monde, vous les invités au festin divin, vos chœurs célestes durent s’incliner devant la créature de terre et de poussière, debout sur ses deux pieds, sans ailes sans écailles… C’est un homme, dit-on …
Seul, l’un d’entre vous, celui dit le « porteur de lumière », refusa catégoriquement de se soumettre à cet être si imparfait. Alors l’ange rebelle fut projeté aux enfers et depuis n’a de cesse, par ses ruses et ses frasques, d’entraîner chacun dans sa chute verticale. Il y est presque …
Cependant, l’homme debout s’élève en vol plané. Sa part d’ange dérange ? Qu’importe ! Il trouvera aide et protection en échange de l’étrange passion qui le guide vers le haut... Ya Mikhaïl ! Ya Jibril ! Ya Rafaïl ! Venez à la rescousse de l’homme debout !
Christine
Nous ne sommes pas des anges
Funambule sur son fil, il disait, mon enfant de là-haut, je te vois et de là-haut, nul ne peut m’enlever le velours de la tendresse. Tombé du ciel !
Les anges m’ennuient autant qu’ils s’ennuient, ceux du ciel comme ceux qui les singent sur terre.
Seuls les anges déchus…mais à présent, je ne les vois plus. Perdus de vue.
Pourtant, dans la fange, la traînée de leurs ailes n’avait pour moi plus de mystères. Ils venaient s’aimanter tel des amants déçus. Ils venaient et je ne savais les repousser. Leurs armes m’émouvaient, leurs larmes me consolaient. Il n’y avait rien à dire. Rien à faire, que de tisser entre ciel et terre la tristesse. Au matin la dentelle s’effilochait.
Pénélope n’a qu’à se rhabiller de sa guenille déchirée.
Je sais qu’ils sont là, tout autour de moi. Je les apostrophe quelquefois. Mais lorsque le chagrin recule, ils trouvent refuge dans les plis de la nuit, abandonnent la partie. Ils savent se cacher aussi bien que je sais tricher. Nul plan de retour pour eux. Plus de balises pour les cieux. Ils sont prisonniers de leurs propres jeux.
Et moi, à présent, sur le fil en équilibre je funambule à mon tour jusqu’au jour où….
Colette
Dansant en suspens,
je suis homme, ni dieu ni ange,
homme en hauteur par-delà
les toits, les clochers et le fleuve.
Les bruits entassés indistincts roulent sous mes pieds,
l’air est plus léger où je suis, plus sucré.
Je te parle - j’essaie - à toi très-haut,
si haut que tu n’entends pas nos orages,
et ne vois pas nos guerres…
va-t-en donc au diable!
alors je parle à l’air, au vent et aux montagnes,
et les écoute me dire les choses essentielles
dans leur langue qu’on n’entend que du ciel:
la beauté des mains de l’homme
qui taille son coeur dans les pierres,
le bleu des lointains vers le sud,
le gris des oliviers chargés,
les cris des humains, grands, petits.
Là-haut, derrière les nuages, toujours rien.
Alors je parle aux choses qui écoutent et répondent.
Toute une longue vie, j’ai déchiffré leur langue
de couleurs, d’odeurs et de pleurs.
Je l’escalade, l’habille, la danse
pour mes frères humains au visage levé
et aux yeux de soleils.
Je suis l’échelle branlante vers les étoiles,
la passerelle étroite entre les mondes.
Ange sans ailes, ange de chair,
grande sera ma chute si je tombe,
et grand le rêve qui va leur échoir.
Geneviève S.
C’est une femme.
Une vieille femme douloureusement debout.
Elle fut une petite fille décoiffée aux genoux écorchés,
une adolescente complexée et révoltée,
puis elle s’est emprisonnée ou on l’a enfermée.
Elle s’est évadée.
Elle a couru.
Elle a escaladé des montagnes de problèmes à régler, de factures à payer, d’enfants à bercer, de responsabilités à assumer.
Parfois, elle a su percevoir la beauté, la lumière, la drôlerie aussi.
Elle croit qu’il y a un trésor quelque part, pas bien loin, que tout est là mais qu’on ne voit rien.
Il ne lui reste pas beaucoup de temps alors elle contemple l’espace infini et bien sûr elle se sent minuscule.
Elle se sent rien du tout.
Mais ce n’est pas grave, c’est même mieux comme ça.
À présent, toute sa vie ressemble à un film un peu absurde.
Tout ça, se dit elle, tout ça pour en arriver là… devant ce grand vide.
Toute cette agitation, toutes ces crispations pour en arriver là.
Du grand vide, l’ange surgit et lui adresse un petit clin d’œil.
Sylvie
Vue depuis les jardins de l'Abbaye Détail des jardins : dessin de Josiane
Les promeneurs au bord de la terrasse dissèquent le paysage : au loin – disent-ils – les Alpilles, le Mont Ventoux et les Dentelles de Montmirail ; plus près, le Palais des papes, la Tour Philippe le Bel et un bras du Rhône. Sans doute a-t-elle vu tout cela.
Depuis longtemps elle se tient en retrait, sous l’ombrelle d’un pin plié jusqu’à terre par le mistral. Eloignée des regards inquisiteurs, elle observe dans les trouées des branchages, la forêt d’où émergent un clocher ou une tour, le ciel que traverse un cyprès. Le monde se dérobe en mille fragments.
Elle ressent la brûlure du soleil et la fraicheur de l’ombre, le calme apparent du lieu et la violence de l’époque.
Elle a retrouvé ici son vieux fantasme : voir sans être vue. Mais elle n’en sort pas indemne. Elle oscille et vacille à perdre la tête et la raison. Pourtant toute sa vie, elle a cherché l’unité.
Aline
Assise en haut de l’escalier qui mène à la chapelle Sainte Cesaria. Des bruits de pas sur le gravillon, le bourdonnement d’une abeille, des frôlements dans le silence. En général, les promeneurs ne s’attardent pas, seulement une courte halte à la chapelle ; certains, sans doute, se laissent émouvoir…
Aligner sa présence. Frôler du bout des ailes l’instant fragile, mais puissant. Faire cesser les tourbillons de mots vains, les illusions, papillon agité de pensées intranquilles.
Au-dessus de l’oliveraie, contempler l’herbe fraîche, le tordu des branches, l’oscillation lente des cimes caressées par la brise. A l’arrière-plan, la futaie phallique d’une rangée de cyprès s’élance vers le ciel immobile. La percée sera lente, la paresse infinie du lézard au soleil indique le chemin : faire un avec les murs, les vitres, les grilles ; traverser l’apparente quiétude, s’ériger en statue, vivante, vibrante, écrivante…
Nous, poètes des instants suspendus, devrons creuser bien loin pour cueillir l’innocence, cadeau d’humanité. Car que sait-on de ces vies minuscules – fourmis, papillons, mélodie des pinsons – et de celle de cet homme-là, surgi debout sur le toit en pente ? Que sait-on des mousses sur ce tronc vermoulu, de la coquille spirale d’un escargot ancien, de ces failles creusées dans les murs de l’histoire ? Que sait-on des pierres en équilibre précaire, des troncs pliés par les hivers violents ? Que sait-on vraiment hors ces moments précieux, l’enchantement d’un rien, d’un presque tout, du fait d’être vivant ?
On oubliera sans doute les événements, les fictions, les chansons qui composent une vie mais pas ces instants subtils qui vibrent au diapason du monde ; pas cet arc en ciel, coloriant un brouillard ou le creux du désert ; pas ces rais de lumière bariolant une clairière, valse de papillons comme couronne d’éther ; pas cette aube sonore, chant du monde qui s’éveille et rappelle à nos cœurs endormis l’importance du cycle, de l’effeuillement, du suspens ; l’infinie variété des possibles ; l’agonie, la mue et les métamorphoses ; la patience, l’observation, l’élan dans le silence des tombes antiques, le chant… Fuerza sagrada, Fuerza de la Vida
Christine
Tous les verts du sud pris dans les rets de lumière
tous les gris sculptés des pierres belles
et les gris argentés des oliviers,
troupeau fantasque aux pieds de la sainte.
Silence bruissant de vie, clins d’ouïe:
insectes, sourde rumeur de ville,
minutes magiques prises au vol,
don de Casarée sur son tertre.
Présences croisées, profondes, familières
de ceux qui ont passé et maintenant
tutoient l’éternité, ils nous montrent
un chemin par les cyprès et les pins.
Le chemin est facile et doux aux pieds,
la solitude légère à l’âme qui chemine
entre les arbres, les pierres et les voix
de ceux des temps d’avant.
Chut, écoute chanter les pierres dans une langue oubliée
des fous,
et regarde leurs bosses, leurs rides, leurs cassures
qui disent des vies simples et fortes,
des vies de travail et d’amour.
Ecoute s’effilocher au vent et aux oiseaux
leur langue qui ne s’apprend ni s’écrit,
mais se sait.
Geneviève S.
Comme une fratrie dans le jardin de l’abbaye
Le soleil chauffe nos trois dos, une irradiation bienveillante passe par les nuques penchées sur l’écritoire, il effleure les épaules arrondies par le plaisir, en inondant les lombaires détendues et hospitalières, épanouies comme les prés verts de la plaine de l’Abbaye qui s’étend jusqu’au Rhône.
Nous sommes dans ce jardin pour longtemps. L’âne braye, l’ULM sillonne le ciel, les ouvriers montent un mur, mais les bruits sont sourds à nos oreilles, la paix nous habite, elle monte de chaque taillis, des massifs fleuris d’automne, l’autre printemps.
Nous sommes dans ce jardin pour longtemps. Car, même brève, la halte est bienfaitrice dans cet été finissant, un cruel été d’enfermement au monde. Douloureuse cassure où il faut vivre la grande rupture du fil normal de la vie où nous devenons les parents de nos parents. Une fissure dans un temps privé de nous-mêmes que la visite au jardin soigne un peu.
Des couples de promeneurs sillonnent le jardin, plan en mains, nous ne les voyons pas. Résonne en nous le temps, lointain maintenant, où unis comme les cinq doigts de la main nous parcourions les sentiers autour du cabanon en quête de bois sec pour le feu de la soirée. Ces promenades d’automne étaient nos préférées, sans cartes ni plans au risque de se perdre, en espérant se perdre un peu pour regarder la mer au loin et à perte de vue le vert sombre des collines de chênes kermès avec leurs écobuages tranquilles. On se disait à mi-voix notre chance de vivre l’automne et son temps calme, cette parenthèse avant l’hiver, celle où les fumées montent si droites, sans vaciller, dans l’air immobile et tiède encore.
Ce matin, le jardin de l’Abbaye nous console de ce temps révolu, de notre désarroi. Comme en apesanteur, nous vivons intensément ce moment en nous imprégnant de chaque odeur. Celle, subtile, du romarin en fleur qui se mélange à la puissante fragrance miellée des corbeilles d’argent. Quelques pignes « mûres » tombent des pins surchauffés en laissant échapper des pignons et des élytres légers. Je les cueille, je regarde mes mains salies de leur poudre noire, la réalité surgit, la fratrie s’évapore et les visions de l’enfance aussi !
Je suis seule dans le jardin de l’abbaye.
Josiane
Du bassin aux nénuphars, les souvenirs affleurent.
Maurice désigne de sa bêche des fleurs qui ont poussé dans son jardin : « Ce sont des primevères » dit-il.
Ses yeux de vieux monsieur brillent.
Les primevères apparaissent au tout début du printemps.
Il fait encore frais.
Ce sont de petites fleurs très modestes mais elles annoncent les beaux jours.
Le passage de l’ombre à la lumière.
Une renaissance.
Une autre renaissance. Il rinascimento. La primavera di Botticelli…
À Florence, la beauté nous enveloppe et panse les plaies.
Notre vieux moi fatigué s’efface et laisse la place à un autre plus frais.
Maurice le savait : sans être jamais allé à Florence, il s’émerveillait chaque année devant la beauté des primevères.
Et aujourd’hui, dans les jardins de l’abbaye, je me dis que peut-être, notre vie a plusieurs printemps, plusieurs passages de l’ombre à la lumière…
D’autres renaissances, d’autres primevères.
Sylvie